roman

Afrique> Togo

Ténèbres à midi (Théo Ananissoh)

Il n’est que onze heures, mais le soleil brûle la peau et le cuir chevelu. Sous les cocotiers, aucun des bancs en ciment n’est libre. Je reste debout, face à l’océan agité, écumant de rage. Autour de moi vont et viennent ou se reposent toutes sortes d’êtres humains. Des vendeuses ont posé à même le sable de plateaux de ce qu’elles colportent, des gars en haillon, allongés sur le dos, l’allure peu sociable, des enfants qui jouent. Ce sable fin a vu s’échanger des captifs pendant des siècles. Mais ces femmes usées avant l’âge par le travail physique ne sont-elles pas des esclaves ? Et ces hommes, là, couchés dans la poussière, ont-ils une meilleure existence que leurs ancêtres déportés ? Le fond de l’air est nauséabond. Les eaux usées de la ville dont déversées dans l’océan. Certains de ces tuyaux qui les acheminent, défectueux, n’atteignent pas la mer. Ils s’interrompent dans le sable, juste après les cocotiers, et répandent ainsi de sombres nappes visqueuses dans lesquelles se reflète le soleil. Dès la tombée de la nuit, parfois même de jour, ces personnes que je vois se soulagent simplement sur la plage. Nadine, une fois, pensant que le coin était propre, a posé sa serviette sur une déjection humaine à peine recouverte de sable. Tout cela compose ces exhalaisons infectes que le vent emporte au loin puis ramène brutalement dans le nez. Je regarde les femmes. Les bébés tètent les seins si flaques qu’on aimerait voir la couleur de ce qui en sort. Ces êtres ignorent l’hygiène et la médecine.

            Au loin, hors de la zone ombragée des cocotiers, d’autres femmes, le dos courbé, lavent des linges qu’elles étendent sur le sable brûlant. Si proches de la mer, des puits offrent une eau douce, claire et gratuite. Celui dont je m’approche est simplement un trou, une ouverture délimitée par des morceaux de bois disposés en carré. Je ne peux deviner comment il est ouvragé en profondeur. Une chambre à air (d’autotmobile) cousue et fixée à une corde humide sert de seau. Les laveuses sont des femmes jeunes mais déjà usées par ce labeur sous le soleil. Elles ne me prêtent aucune attention. L’écart entre ce qu’elles portent elles-mêmes et les vêtements étalés sur le sable indique qu’elles sont des blanchisseuses professionnelles. Elles lavent à mains nues, avec des savons de fabrication africaine, c’est-à-dire de composition chimique fantaisiste. Je ressens si durement les rayons du soleil que je m’étonne qu’elles puissent, elles, s’y exposer ainsi pendant des heures sans s’évanouir.

            Une pirogue de pêcheurs accoste – façon de parler. D’autres femmes, qui attendaient à l’ombre des cocotiers, entourent aussitôt la frêle embarcation. Le produit de la pêche se vend là, les pieds dans l’eau. Des tuyaux déversent des déchets dans l’océan ; les poissons s’en nourrissent ; les pêcheurs les attrapent et les redonnent à manger à la ville. Je regarde l’effervescence. La vie est âpre, dure, stupide. Je vais voir de près les poissons que s’arrachent ainsi les acheteuses. Des sardines, des daurades roses qui ne dépassent pas, pour les plus grosses, la largeur d’une main. De ces poissons frits (dans quelle huile ?) ou fumés que j’ai mangés moi-même pendant toute mon adolescence.

            Je retourne sous les cocotiers, n’en pouvant plus de la dureté des rayons du soleil. Je m’assieds à mêle le sol. À quelques pas de moi sont allongées deux femmes qui ont déposé sur le sable des cuvettes remplies de bananes et de beignets. Chacune d’elle a un bébé. De petits êtres aussi noirs et chiffonnés qu’elle. Le nez des enfants est envahi de morve qui attire les mouches. Ils ne dépasseront pas les premières années de vie. Quel âge ont-elles, ces femmes ? Moins de trente ans, sans doute ; mais on leur donnerait bien dix à quinze de plus. Tout cela est déconcertant et incompréhensible. Je suis pris d’une émotion indéfinie – une sorte de crainte et d’aversion mélangées pour le monde et les hommes – qui me fait battre le cœur très fort.

Théo Ananissoh, Ténèbres à midi, Paris, Gallimard, coll. « Continents noirs », 2010, p. 122-124.

ENJEU CONCERNÉ

La plage de Lomé : exutoire insalubre des égouts de la ville

PAS D'AUTRE CRÉATION MOBILISÉE