roman
Afrique> Congo (Brazza)
[Mazola] dit : « Elenga n’est pas là. » Elle montre de la bouche la gare et les hangars du C.F.C.O. En effet, il n’y a pas l’animation habituelle. Pas de locomotive en manœuvre. Pas d’affairement autour des wagons. C’est bien la sirène du C.F.C.O. qui a sonné midi ! « Qu’est-ce qui se passe, tu es inquiète, pourquoi ? »
[Luambu] peut lui parler à cause de son inquiétude, qui n’a rien à voir avec ce qui s’est passé hier soir. « Ils ont arrêté le travail. Ils sont tous au Kilomètre 4, ceux des locomotives ; ceux des bureaux sont sortis (des bureaux)… je ne sais pas. On a vu des militaires. C’est la guerre, alors il ne faut pas arrêter le travail ! » Est-ce qu’elle comprend ce qu’elle dit ? Elle répète ce qu’elle a entendu dire, que ça peut aller mal parce que c’est la guerre.
Hier Elenga n’a pas dit qu’il y avait des problèmes. « Ces temps derniers les trains déraillaient tout le temps. C’est peut-être pour cela qu’ils ont arrêté le travail. » Lâche ! Comment s’en serait-il sorti sans cette aubaine, l’arrêt du travail ? De quoi parler, autrement ? Lui dire qu’il lui expliquera, qu’il lui parlera de Julienne… de l’enfant… de son histoire où elle et l’enfant… Important qu’elle sache. Non. Ou lui dire : « Peut-être que ce soir tu peux me faire à manger ? » Pourquoi « peut-être » ? Ou sous le prétexte de prendre des nouvelles d’Elenga — à condition qu’il ne le voie pas avant — sinon le prétexte, plus de prétexte, mais admettons le pire — qu’il n’ait pas de nouvelles, qu’ils ne se voient pas comme ils ont l’habitude de se voir tous les soirs, eh bien ! il viendrait voir : il verra sa famille. Tout le monde connaît l’infirmier en chef, un homme de caractère. Il ne dit rien de tel.
Elle marche avec lui sous les badamiers, le long des clôtures fleuries d’hibiscus et de bougainvilliers. Il y a des odeurs de cuisine. Des viandes rôties. Des poissons frits. La mer n’est pas loin. Ça sent la mer. La voie ferrée n’est pas loin ; ça sent aussi l’acier des rails et la cendre du coke brûlé. Ça sent la sueur. Celle de Ju… Mazola. Celle des gens plus boucanée. Ils croisent des gens, peu. Il fait très chaud. La lumière fait mal aux yeux. On marche mal les yeux mi-clos. Les camions qui passent dans un vacarme, emballement du moteur, branlement des planches de l’habitacle mal arrimé aux châssis. Des grappes humaines à l’arrière des camions qui roulent vers le port. Les bicyclettes et les pousse-pousse vont dans l’autre sens, vers le Village Indigène. Pas n’importe où au Village Indigène, au quartier chic, là où les indigènes vivent dans le ciment, l’eau courante et l’électricité. Dans le ciment et sous le toit de tuiles rouges.
Tiens, Elenga et Pointe-Noire ont le même âge. Il réfléchit pour savoir si Elenga et Pointe-Noire ont la même vie, ou la même histoire. Où m’a-t-il déjà dit qu’il est né ?… Kinkala ? Boko ? Le même âge. Elenga un peu plus âgé de deux ans. Ils ont en commun les trains, c’est même leur vocation essentielle à tous les deux. Là où le train ne va pas, le port vous y mène. Lui, il connaît les bateaux du fleuve, rien à voir avec les paquebots. Il ferme les yeux sur les endroits où il est allé en bateau sur le fleuve… Le Congo-Océan est à sa manière un fleuve ; un fleuve qui déraille parfois : le Mayombe qui refuse l'abus, le droit de passage, qui prend son tribut de chair et de sang, sacrifice qui lui est dû en compensation du préjudice, du viol qu'on lui a fait subir à coup de dynamite. Les fleuves d'eau, de terre, de forêts et de montagnes, la mer de l'océan, tout déraille ; des gouffres s'ouvrent, des vies humaines s'y abîment. L'expiation. Il y a la faute de l'homme.
Tchicaya U Tam'si, Les Méduses ou les orties de mer, Paris, Albin Michel, 1984, p. 134.
Contributrice: Alice Desquilbet