roman
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L’exode rural vers Tunis, qui a commencé vers le début des années 30 a amené des populations misérables qui ont installé des baraquements de fortune sur les terres domaniales marécageuses bordant la sebkha Sijoumi comme Mellasine, Somrane, Garjouma.
Ces nouveaux venus, une fois installés, ont construit au fil des ans des logements sommaires : Kibs, Mâamras, Achechs, gourbis en terre ou en tôle, d’où le nom de gourbivilles ou de bidonvilles selon la nature des matériaux prédominants. Epouvantés par la prolifération de cet habitat spontané illégal de miséreux, de chômeurs, de délinquants potentiels, les pouvoirs publics d’après l’Indépendance ont réagi en les expulsant et en essayant de les ramener à leurs villages d’origine. Cette politique qui consista à raser les gourbis au bulldozer fut appelée « dégourbification ».
Peine perdue, les populations refoulées revinrent en masse vers la capitale préférant vivoter dans la misère, plutôt que de mourir de faim à la campagne. On décida donc de réhabiliter ces gourbivilles, de les intégrer définitivement dans la ville et de les équiper de l’infrastructure nécessaire à une cité.
Les immigrants ruraux qui y habitaient ont d’une façon générale, squattérisé des terres domaniales habous ou privées, non immatriculées. Ils ne possédaient donc aucun titre de propriété ni autorisation de construire et l’habitat était illégal, anarchique, et n’obéissait à aucune norme et à aucun règlement, c’était la politique du fait accompli.
Les événements relatés ici, se sont produits à cette époque dans le bidonville de Hofret-Guerriche aux abords de Sebkhet Essijoumi du côté de Mellassine.
Nul n’a jamais su comment l’idée farfelue qui a déclenché ces événements a germé dans l’esprit du plaisantin qui les provoqua, ni comment les gens mordirent à l’hameçon qui, à l’évidence, était trop gros.
Pour comprendre ce canular, il faut savoir que le lac salé d’Essijoumi s’assèche sur ses bords en été pour former une sorte de chott avec une épaisse croûte de sel. Les enfants envahissent aussitôt cet espace pour s’adonner à leurs jeux favoris et plus particulièrement au plus populaire des sports : le football. Avec la fin d des vacances et l’arrivée des premières pluies, le niveau de l’eau remonte jusqu’à atteindre les bidonvilles riverains à l’embouchure des égouts en plein air, pour former un magma où l’on patauge l’hiver durant. Tous les habitants du bidonville connaissaient ce phénomène cyclique aussi régulier que celui des marées. Malgré cela, une rumeur qui alla s’amplifiant circula parmi eux au début de l’été : on pouvait occuper le terrain cédé par la sécheresse et en devenir propriétaire car il n’appartenait à personne. On pouvait en prendre tant qu’on voulait tout comme les pionniers américains, et sans même encourir le risque d’être scalpé par des Indiens. Il suffisait de clôturer avec les moyens du bord, et le tour était joué.
C’était trop beau pour être vrai. Il y eut des sceptiques, des hésitants, on en palabra beaucoup, et puis un jour, on vit quelqu’un clôturer un grand terrain à l’aide des branches d’arbres, de bidons, de pierres, et autres moyens du bord. Aussitôt, ce fut la ruée.
La forêt environnante fut envahie, dévastée, on arracha troncs et branchages pour y tailler des piquets.
Les dépôts d’ordures furent investis par des hordes humaines en quête de fils de fer, de tôles, de vieux pneus, de planches et de tous déchets industriels utiles. Les terrains vagues où l’on déversait les gravats et les matériaux de démolition furent délestés des pierres, bouts de briques, parpaings et blocs de ciment armé.
Les cimetières de voitures furent soulagés de leurs carcasses, et chacun, après avoir clôturé son terrain avec tous les bidons et bidules imaginables, y installa une carcasse en guise d’abri provisoire pour défendre son territoire.
Ce fut un été laborieux. Les adultes qui passaient d’ordinaire leurs journées à siroter du thé le matin, et du zembritou le soir, sans lever le petit doigt, s’activaient maintenant avec ardeur, et les gosses délaissaient leurs jeux enfantins pour donner un sérieux coup de main à leurs parents. Pareil à une ruche ou à une fourmilière, le bidonville connaissait une activité fébrile inconnue en ces parages.
Tout le monde était heureux et radieux, et tout un chacun rêvait au jour où il allait élever une maison en dur sur son terrain. Il y aurait ici un jardin potager, là un poulailler, un clapier de ce côté-ci, une étable de ce côté-là, une tabouna dans ce coin, l’autre moitié du terrain sera revendue quand les prix grimperont avec l’inflation et la plus-value, avec l’argent, on construira deux ou trois boutiques dans le coin du fond, et on vivra en rentier avec l’argent du loyer.
Chacun vivait intensément son rêve, chacun élaborait des plans, construisait des châteaux en Espagne et vivait dans les chimères.
Qu’il est beau, qu’il est doux de rêver à une vie meilleure, à des lendemains qui chantent, car l’esprit permet de supporter la pire misère. Malheureusement, cet état de grâce ne dura pas longtemps. Bientôt des dissensions, des heurts et des disputes éclatèrent. Des hésitants et des retardataires ne trouvèrent plus de terrains à occuper, tout ayant été investi. Des gens avaient occupé des terrains trop grands, d’autres avaient amené leurs parents et cousins du bled pour qu’ils profitent de l’aubaine, d’autres avaient occupé autant de terrains que leurs familles comptaient de membres. Certains prétendirent que la priorité appartenait aux plus anciens, d’autres affirmèrent que seuls les gens du quartier pouvaient accéder à la propriété et que les nouveaux venus n’avaient aucun droit, quelques-uns qui s’étaient bombardés responsables soulevèrent des problèmes de lotissement, de tracés, des routes, etc.
On se ligua par familles, par clans, par tribus, on s’invectiva, on s’insulta et bientôt on en vint aux mains.
Il y eut des altercations, des disputes, des batailles rangées, des règlements de compte. Il y eut des blessés, des estropiés, des éborgnés et des mutilés de cette drôle de guerre.
Des parents se fâchèrent, des alliances furent rompues, des amoureux rompirent leurs fiançailles, des hommes qui venaient de tribus rivales trouvèrent là le moyen de renouveler leur haine millénaire pour plusieurs générations encore. Tout l’été se passa ainsi. A la canicule s’ajouta l’échauffement des esprits et les échauffourées quotidiennes. Ce fut un véritable enfer.
C’est alors que survint la première pluie d’automne, celle qui répond au doux nom si romantique de ‘Ghassalet Ennouader ». Le niveau de la lagune monta et plus du tiers des terres furent reconquises par les eaux saumâtres. D’autres pluies suivirent, et tous les rêves et les espoirs furent engloutis. Adieu veaux, vaches, brebis.
L’été suivant lorsque la Sebkha se dessécha à nouveau, les misérables frontières que les hommes avaient érigées s’étaient muées en de fantastiques sculptures de sel. Un paysage surréaliste avait émergé des flots. Le rêve des hommes s’était figé dans le sel, car la nature récupère tout, embellit tout. Et les cristaux de gemmes brillant au soleil créaient des mirages où l’on apercevait des jardins d’Eden, des palais de milli et une nuits et des paysages d’une miraculeuse beauté. Tout cependant n’était qu’illusion, comme l’illusoire et inutile agitation des hommes.
L’homme et son œuvre sont éphémères. De tout ce qu’il aura entrepris que restera-t-il sur la misérable boule de boue où il réside ?
L’espèce humaine passera, comme ont passé les dinosaures, et quand le soleil s’éteindra, ce qui ne peut manquer d’arriver, les hommes auront disparu depuis longtemps.
Les derniers seront aussi dénués et stupides qu’étaient les premiers. Ils reviendront dans les misérables cavernes, au bord des glaciers qui rouleront alors leurs blocs sur les ruines effacées des villes où maintenant on pense, on aime, on souffre, on espère, et on construit.
Un jour, le dernier d’entre eux mourra, et la terre, astre périmé, continuera de tourner sans fin dans les espaces sans bornes, emportant dans le cosmos silencieux les cendres de l’humanité.
En ce minuscule coin de l’univers sera annulée à jamais l’aventure pitoyable de l’homme. Aventure qui déjà, peut être, s’est achevée sur d’autres mondes, aventures qui, en d’autres mondes peut-être, se renouvellera vers d’autres formes de vie. Et partout soutenue par les mêmes illusions, créatrice des mêmes tourments, des mêmes rêves, partout aussi absurde, aussi vaine, aussi irrémédiablement promise dès le début à l’échec final, la mort et les ténèbres infinies.
Tahar Fazaa, Mellassine Story (courtes nouvelles), « Mellassine story », pp. 7-11, Tunis, Tunisie, éditions Apollonia 2010, 4ème édition [première édition 2002].