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Sony Labou Tansi, « Lettre d’un coopéré à un coopérant »

Sony Labou Tansi, « Lettre d'un coopéré à un coopérant » [« Perspectives africaines, nº 3, septembre-octobre 1991 »], Encre, Sueur, Salive et Sang, Paris, Seuil, 2015, p. 150-151.

Le gâchis

Avons-nous, cher Christian, au-delà des postes, profils et tiroirs budgétaires, défini aussi justement que possible ce que nous avions à faire, avec qui le faire, pour qui et pourquoi le faire ? Est-ce un simple fait du hasard si tous les projets naissent, vivent et meurent sous le label monstrueux de projet ? Notre coopération se montre à ce point intelligente qu’elle s’arrogea le luxe combien barbare d’ériger des villages-centres au Kongo. Or qu’est un village-centre sinon une fausse ville, véritable monstruosité dans un pays qui a dépeuplé ses campagnes au profit aberrant de Brazzaville, Nkayi et Pointe-Noire, agglomérations sans grande justification socioéconomique, villes de tous les déboires et de tous les malheurs, lâchées tels des monstres aux flancs du Congo-Océan, unique chemin de fer conçu pour drainer vers l’Atlantique des denrées et matières premières de l’Afrique centrale franco-française, résidu de l’Afrique franco-africaine et aérienne. Le gâchis est immense dans ce domaine même, tandis que tous les matins, en français et en langues maternelles, la radio répète une absurdité du tonnerre des tonnerres : « Citadins et paysans, faisons de nos campagnes des cités agréables… » Nous ne sommes pas sortis de l’auberge, mon cher Christian, au plan français comme au plan congolais. La coopération est une boîte de Pandore, nous n’avons même pas encore forgé la clé pour l’ouvrir. Un autre problème est de taille : la totale majorité des projets en action de coopération sont humainement, financièrement et techniquement des tonneaux des Danaïdes. Au train où vont les choses, nous mettrons mille ans à sortir du cul de notre valise. « valise. Connais-tu, mon cher Christian, en ce pays où tu viens d’arriver un seul projet qui sorte du lot en tirant haute épingle de tout le jeu ? L’éducation et la santé, socles du progrès réel d’un peuple, sont laissées pour compte. Les actions de coopération ressemblent à de simples gesticulations financières destinées à perpétrer des complexes et des archétypes malencontreux. Connais-tu, mon cher Christian, un seul projet de coopération qui ne soit pas de la simple gesticulation financière ethnologique, en dehors de tout bon sens ? Tous les coopérants coûtent trop cher et ne disposent ni des moyens de travail adéquats, ni de ressources psychologiques libres de tout souci de leur propre peur du chômage et des fantasmes de supériorité qu’impose l’approche du chercheur ou technicien « habillés », entends déclencheur de crédits. Note, mon cher Christian, qu’autour du chercheur ou technicien habillés tourbillonne la cohue des techniciens ou chercheurs indigènes, indigents et nécessiteux, gestionnaires de tant de tares et maux bien acquis sous la loi des régimes, basés sur l’arbitraire et la médiocrité, du temps où la pauvreté des indigènes était rentable pour l’Europe.

ENJEU CONCERNÉ

Le chemin de fer Congo-Océan

AUTRE CRÉATION MOBILISÉE

* Tchicaya U Tam’si, « Les Méduses »