roman
Afrique> Sénégal
Le narrateur évoque dans ce passage la menace qui pèse sur sa maison natale, celle de son grand-père, qui risque de subir le même sort que d'autres concessions traditionnelles de la Médina, cédées à des entrepreneurs immobiliers cupides.
Massata ne veut pas croire que cette baraque qu'il appelle «Ma maison» avec des trémolos dans la voix, pourrait connaître le sort de ces demeures bradées. Certaines, charmantes, à tuiles rouges, sont des constructions anciennes qui devraient être conservées comme patrimoine architectural historique. Et surtout, elles sont témoins et refuges d'histoires humaines dont les acteurs, pour la plupart, ont perdu leurs repères et errent, l'âme en peine, dans les banlieues de Dakar: Pikine, Guédiawaye, Keur Massar, Boun, Gadaye, Kounoune... Toujours plus loin, ils sont relégués dans ces périphéries, dans les profondeurs de sous-quartiers surpeuplés, aux ruelles étroites; des villages périurbains sombres, quelquefois sans eau courante, sans tout-à-l'égout, où l'on ne sait pas qui est son voisin. Ces enfants exilés de la Médina, quand ils s'arrachent à ces quotidiens déprimants pour venir respirer ce qui reste de l'air de leur quartier, donnent l'image de gens en pénitence, et leurs regards tourmentés semblent ne plus contenir d'avenir.
Le sort funeste de ces richesses architecturales, mémoire d'une époque, c'est de devenir, le plus souvent, des immeubles à deux ou trois étages avec des studios étroits. Des locataires laborieux y habitent des chambres individuelles séparées par de sombres couloirs. Au bout de ces couloirs étriqués, des toilettes collectives minables diffusent une senteur fétide que viennent amalgamer les effluves d'huiles brûlées. Des murs devenus vite crasseux y exhalent des odeurs âcres de sueurs sèches, pendant que du linge mal essoré pendu aux balcons dégurgite sa bave suffocante. Et l'encens bon marché que certains habitants des lieux tentent vainement d'opposer à cette oppressante atmosphère ajoute à la puanteur ambiante quelque chose de pathétique.
Si cette baraque, où Massata venait encore il y a seulement quelques semaines se faire laver ses dreadlocks par ses cousines, a pu résister aux sirènes des vendeurs de sommeil, elle le doit à Maam Penda. Quand son époux, Thierno Dia, est décédé, et après son veuvage, au moins deux de ses enfants lui ont proposé d'aller habiter avec eux. Tous deux résident dans les HAMO, des manières d'HLM de la proche banlieue, bien urbanisées, pas vraiment des ghettos invivables. Elle avait catégoriquement refusé. Elle allait mourir dans cette maison où elle a vécu avec son unique homme pendant plus de quarante ans. Du coup, certains parmi les oncles et tantes de Massata qui piaffaient devant les offres alléchantes venant de partout sur leur immense demeure, durent se résoudre à ronger leur frein.
[...]
Ce que ne sait pas sa grand-mère, et qui peut être, à cet instant , plus que l'évocation de tous ces souvenirs, lui fait monter les larmes aux yeux, c'est que cette nuit, se joue le sort de cette maison. Elle n'a pas l'allure de ces vieilles bâtisses en dur aux tuiles rouges dont certaines résistent encore aux requins de l'immobilier, seulement parce que leurs bâtisseurs sont vivants; ou, morts, ont-ils laissé des familles si divisées qu'elles ne peuvent s'entendre sur rien. La Médina est de toute façon en train de définitivement changer , et même si la pression des marchands de sommeil s'est desserrée sur elle, la maison de Mame Thierno doit être refaite ou cédée. Et c'est ce dilemme qui habite Massata, remplit sa tête, prêt à dégouliner en larmes chaudes et amères sur ses joues. Parce qu'il n'a aucun moyen de changer le cours des choses.
Pape Samba Kane, Sabaru Jinne, Les Tam-tams du diable, Dakar, Feux de brousse, 2015, pp. 33-35.