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La ville d’El Attaf, dans la wilaya de Ain Defla, peut se prévaloir de posséder un « atout touristique » sans comparaison dans le monde. Les gens de passage sur la nationale 4 ne peuvent soustraire à leur vue le spectacle de la montagne du Temoulgua en voie de disparition. Les plus incrédules pousseront leurs pas jusqu’à aller assister de plus près, sur le flanc et l’étendue dorsale invisibles de la route, rabotés, déchiquetés et crevassés, à l’abattage et à l’effacement de la surface de la terre d’une montagne millénaire dans une désolation dantesque. L’écocide dont se rend coupable l’Algérie, au Temoulgua et ailleurs dans le pays, laisse le champ libre aux carrières d’agrégats de modifier dans l’anarchie et l’irrespect des droits environnementaux des citoyens la géographie et le milieu naturel et de piétiner les bases naturelles de l’existence.
Dans sa livraison du 30 octobre 2017, Le Soir d’Algérie fait état de mesures prises contre la pollution engendrée par les carrières (Karim O., « Ain Defla : Cap sur la lutte contre la poussière nocive des carrières »), cela marque une étape, sans l’ombre d’un doute, d’une prise de conscience, mais néanmoins de nature velléitaire et sans conséquence sur le fond du problème : il s’agit bel et bien d’un innommable désastre écologique observable à El Attaf et en différents points du pays. Une montagne représente plus qu’une masse rocheuse. Elle est une métaphore de l’identité régionale (et nationale : les Aures, Le Djurdjura, le Dahra et autres djebels sont des symboles incontournable de la lutte de libération nationales), elle en est même une fierté, la préserver c’est sauvegarder un patrimoine matériel et immatériel. La démission et l’irresponsabilité des autorités locales (et nationales) semble donner plus d’élan à un mouvement vers le « mal-développement », elles mènent sur le chemin d’un Quart-Monde qui sacrifie l’environnement et la nature à la puissance des intérêts particuliers, où les puissances de l’argent font figure de « force géologique » qui ne déplace pas les montagnes, mais les casse et les efface. Les désastres écologiques foisonnent dans le contexte de la corruption du politique. Ils entraînent des déséquilibres naturels et psychiques : l’énergie positive que procure un environnement sain et respecté fait que l’individu se sente protégé à son tour par la nature, par son histoire et par sa permanence, sa défense et les efforts consentis en sa faveur.
Comment rendre compte de l’indifférence envers l’environnement naturel qui constitue notre lieu de vie et de l’incivisme qui s’ensuit, de la multiplication des atteintes à son encontre, de même que l’absence d’hygiène dans nos villes, villages, hameaux, bourgs et bourgades. Si l’on devait illustrer par un seul fait résumant cette situation déplorable, ce serait sans contredit l’omniprésence des sacs et bouteilles en plastique, que nous subissons comme une punition existentielle. Et l’on entend souvent décrier, pour les uns, la responsabilité individuelle et collective associés à une sorte d’atavisme culturel, voire génétique. Alors que, pour d’autres, le délitement, l’effritement du tissus naturel, végétal et minéral, la progression inarrêtable de l’insalubrité publique peuvent être historicisés et trouvent leur origine dans les années 90 caractérisées par « l’absence de l’Etat ». D’autres encore pointent du doigt la « rurbanité » négative, conséquente de l’exil urbain et sauvage de nos provinciaux meurtris par la décennie du terrorisme et contraints à la fuite. Ce n’est, naturellement, pas les seuls facteurs explicatifs du laisser-aller et de la permissivité criarde et sans limite lorsqu’il s’agit de destructions, de disparitions d’espaces naturels et d’absence générale d’hygiène publique.
Dans une remarquable contribution dans la presse nationale, Mohamed Mebtoul, trace les contours socio-politiques du désengagement des personnes de leur ville (et de leur campagne) en matière de salubrité et de qualité de vie et évite ainsi une approche psychologisante récurrente. (1) L’espace public où se manifeste ce « tempérament » disharmonieux constitue un enjeu sociopolitique majeur et renvoie à un déficit démocratique radical. Le citoyen se moque du tiers comme du quart de l’espace public et ne se sent concerné en rien à ce qui touche son environnement et à sa gestion. L’inexistence de liens entre lui et les élus locaux surdétermine son expérience et son appréhension de l’intérêt général et du bien public, de même qu’elle intériorise sa démission totale de l’action collective positive. Il ne se reconnait ni dans sa ville ou village ni dans les rapports avec les élus locaux qu’il considère centrés sur leurs intérêts privés pour l’essentiel. Le spectacle des ordures balancées où que le regard se tourne, celui des bouteilles et sachets en plastique fleurissant partout et la prolifération des décharges sauvages s’apparente alors à un mal de politiciens à vivre comme une fatalité inexorable.
Dans un discours prononcé à l’Université d’Oxford, sur le thème de « Islam et environnement », le Prince Charles, héritier de la couronne britannique, souligne que « la division actuelle entre l’homme et l’environnement est causée par notre attitude qui va à l’encontre de toutes les traditions sacrées, des écritures de toutes les religions. Il n’y a pas de séparation entre l’homme et la nature dans le Coran ». Un autre britannique, le journaliste Robert Fisk, grand spécialiste du monde arabe devant l’Eternel, note la perplexante attitude de l’homme arabe envers la propreté et l’hygiène public. A l’extérieur, l’homme arabe se désintéresse de son milieu social, ferme les yeux sur la saleté envahissante, cependant qu’à l’intérieur, dans son espace privé, il ne ménage aucun effort pour que tout soit nickel. Il arrive à la conclusion « politique » que le citoyen tourne le dos à son pays dont il ne se sent pas citoyen ; son pays ne lui appartient pas. De son côté, Nour-eddine Boukrouh, cité par Lahouari Addi, déplore le hiatus à l’identique entre le monde public et celui privé du musulman, entre les rites et les relations sociales, et la primauté hégémonique des premiers sur les derniers qui serait à l’origine de son retrait de son milieu immédiat, de sa distance à l’égard du bien et de l’intérêt public. (2) Les bénéfices esthétiques paraissent alors dérisoires, du domaine de l’insignifiance qui constitue de fait une barrière au rapprochement de Dieu. L’obsession de l’au-delà avilit les relations sociales, nourrit la conflictualité, détruit la sociabilité, la vie en commun dans des lieux publics délabrés.
De nos jours, cependant, le rapport de l’homme à la matière et aux éléments naturels ne se limite plus aux angles de vue psychosociales, politiques et aux enseignements religieux. C’est un vaste domaine où interviennent avec force les sciences exactes, les sciences sociales et humaines et la littérature. Les disciplines se sont démultipliés et donnent naissance à des approches, théorie et méthodologies qui ont pour souci la préservation et la défense de l’environnement et de la nature. Et plus fondamentalement, elles dessinent un paradigme qui décentre l’homme dans l’univers partagé en commun avec la nature. Les concepts et notions foisonnent : écologie, études environnementales, écosophie, écocritique, environnementalisme. Ce dernier est un vaste mouvement né en réaction aux impacts négatifs de l’activité humaine sur le paysage, la vie sauvage et le monde naturel en général. Dans les années 70, le mouvement environnementaliste projeta sur la scène politique les partis Verts.
A l’origine de leur émergence un livre, Printemps silencieux, de Rachel Carson. Son auteure y détaille les effets dévastateurs des pesticides, tel que le DDT, sur la chaîne alimentaire. L’impact fut considérable, déclenchant une vague d’intenses campagnes environnementales, à partir desquelles des politiques vertes furent élaborées. La politique verte typique comporte la stricte régulation de l’industrie et de l’agriculture, la réduction des déchets et le soutien aux énergies renouvelables. Rachel Carson voulait écrire un livre sur la destruction de l’environnement depuis le bombardement d’Hiroshima et la première utilisation civile du DDT en 1945. Printemps silencieux demeure, parmi les livres qui se comptent sur les doigts de la main, celui qui a apporté beaucoup de bien au monde. Son auteure maintenait que l’équilibre de la nature est une force majeure dans la survie de l’homme, alors que le chimiste moderne, le biologiste et le scientifique moderne croient que l’homme progressivement contrôle la nature. Un autre livre a tracé un profond sillon dans la conscience écologique du 20eme siècle, Le Contrat naturel, de Michel Serres. Le philosophe y montre que les intérêts humains et les intérêts de la planète sont plus que jamais liés. Il préconise, par ailleurs, de substituer au Contrat social de Rousseau, un contrat naturel dépassant le cadre anthropocentrique et prenant en compte tous les intérêts : humains et non-humains. De même qu’en société le gouvernement légitime ne peut exister qu’avec le consentement des gouvernés qui sont liés par les lois dans la mesure où ils participent à leur création, de même le contrat naturel fournit la régulation idéale qui tend à certaines normes de respect et de comportement en adéquation avec les problèmes et les enjeux d’aujourd’hui, dont beaucoup ne relèvent plus de l’humain simple ou du monde culturel. Dans une perspective davantage engagée, un autre philosophe, Michel Onfray, considère que la seule vraie révolution du 21ème siècle est l’écologie.
Lors d’une conférence sur le thème de « Littérature et environnement », donnée à Tokyo en 2010, le Prix Nobel de littérature Gao Xingjian a identifié deux grands défis auxquels fait face l’écrivain contemporain : la relation entre l’homme et la nature d’une part, et la relation de l’homme aux autres. Pour Gao Xingjian, le 20eme siècle a été un siècle social, la grande question du 21eme siècle est celle de l’environnement. Et il l’estime très tardive, il y a une limite à l’exploitation de la nature et au mode de vie suivie par les Occidentaux et les Asiatiques. Le Prix Nobel appelle à un ressaisissement. Auquel avait appelé, dans les années cinquante, le romancier Romain Gary, alertant le monde sur les menaces d’extinction d’espèces animales. Son roman, Les Racines du ciel, a réussi à changer la vision et les pratiques des hommes à l’endroit d’espèces animales et végétales. Il a valu à son auteur le Prix Concourt, car il fut le premier à dénoncer le génocide des éléphants en Afrique, avec le talent du grand écrivain qu’il fut. Bien plus tard, dans ses dernières rééditions, le roman a été qualifié de premier roman écologique.
La littérature, cette « célébration de la conscience humaine », s’est ouvert donc la voie de l’imagination écologique ; si elle ne peut se mesurer aux forces politiques, économiques, et scientifiques, elle se doit néanmoins de jeter un regard lucide et informé sur les dérives et enjeux environnementaux et ne pas se laisser réduire à un produit du marché ou céder à l’asservissement comme outil de propagande. Alberto Manguel le résume le plus humainement possible : « toutes les formes de littérature, en posant des mots sur le monde tel qu’il va, nous aident à l’imaginer tel qu’il pourrait mieux aller. » Espace de l’activité humaine dans son extraordinaire diversité, des manifestations et cristallisations des idées, opinions et attitudes, la littérature peut tirer le meilleur de son modeste rôle social de lanceuse d’alerte et soulever les questions environnementales, grâce à l’art du roman, de la poésie et du théâtre, pour débattre des attaques contre la nature, de sa préservation, et envisager une qualité de vie moderne, sans piétiner les espèces végétales et animales, sans polluer l’air, sans le concassage des montagnes, sans polluer l’air, sans salir et dégrader l’environnement, sans l’industrialisation aveugle et forcenée, sans la destruction des bases naturelles de l’existence auxquelles Freud nous avait déjà alerté dans son Malaise de la civilisation. « Plus que l’économie, plus que la politique, la culture d’une nation détermine son destin », avait déclaré Lee Kuan Yew, premier ministre (de 1959 à 1990) et bâtisseur de Singapour transformé d’une société traditionnelle en Cité Etat développée et prospère. Les éléments universels de respect et de protection de la nature existent dans toutes les cultures, encore faut-il qu’ils accompagnent les visions économiques, sociales et environnementales fondées sur un ensemble de valeurs, de principes et d’objectifs.
Les dégradations de notre environnement prennent insensiblement l’allure d’un désastre géant, fait de main d’homme, profondément déprimant, qui torture les yeux et menace santé, équilibre social et individuel, sites naturels, terre nourricière et développement. Nous détenons le triste et peu honorable record de troisième pays le plus insalubre au monde. Cette fatalité d’indifférence et d’irrespect apparent envers la nature nous pousse à nous interroger, à envisager et employer toutes les formes de résistance, de réponse au mal-développement cité plus haut, en faveur d’un développent durable émancipé des gains immédiats et des objectifs à court terme.
Sans prétendre provoquer le changement social la littérature peut représenter une de ses formes, probablement la plus engagée, pour participer à ce « réveil » auquel nous exhorte le Prix Nobel Gao Xingjian. L’Asie apparaît aujourd’hui comme le continent qui capte l’attention par les rencontres sur le thème de la littérature et l’environnement qui, singulièrement, rassemble écrivains, philosophes, scientifiques, critiques, et voit se multiplier les interventions multidisciplinaires, les approches croisées et les différentes facettes de l’imagination écologique soulignant les facteurs cruciaux que constituent les questions environnementales dans la recherche de la définition de modes de vie pour les humains et du destin de la planète. Depuis Les Racines du ciel de Romain Gary, la littérature environnementale s’affirme davantage comme un genre à part entière qui a pour souci de prendre la juste mesure de l’importance des écosystèmes et de la sauvegarde de la faune et de la flore, tout en gardon son intégrité à la littérature, au mot.
Force est de constater cependant que le thème de l’environnement est absent, ou perdu de vue par la littérature algérienne contemporaine. Le pouvoir de l’imagination qui lui est associé pourrait constituer une sorte de mesure littéraire de l’état d’abandon de la nature, de sa perte, dans un avenir encore plus inquiétant et dramatique au regard du délabrement des espaces naturels et de l’insalubrité qui crève les yeux. La littérature deviendrait ce lieu de possibilités, de perspectives à transformer en réalités, d’innovations formelles nées de sa proximité avec l’environnement. J’ai tenté dans mes trois derniers romans de dessiner des passerelles entre les deux domaines (3), romans imprégnés d’une franche préoccupation et orientation écologique, thématique non encore prise en compte par la littérature algérienne. De même que ces romans tentent de mettre en évidence les atteintes multiples à l’environnement, aux droits environnementaux des citoyens et aux bases naturelles de l’existence, grâce aux enseignements tirées de ma participation aux rencontres nationales et internationales sur « Littérature et environnement » tenues à Alger, Tokyo et Séoul, et par-dessus tout, informés de notions-clé comme l’écocritique, l’écosophie, l’environnementalisme et l’imagination écologique, qui constituent autant d’ouvertures que de raisons d’agir en et en dehors de la littérature. L’on a souvent reproché à la littérature algérienne de trop appuyer sur le sordide national (celui des années 90, en particulier), ne ferait-elle pas amende honorable se les écrivaient mobilisent un tant soit peu de leur énergie et imagination, de leur poétique, afin de contribuer au ressaisissement face à l’ampleur des dégâts causés à l’environnement.
Dans notre société, le rapport à la terre, à la nature et aux éléments naturels paraît s’amenuiser, s’effacer de notre vécu, notre conscience et nos préoccupations. Si la tendance s’accentue, ni l’éducation ni les lois coercitives ne parviendront à extraire de nos comportements les idées que rien ne peut changer, les choses étant ainsi et c’est à jamais, que pour vivre mieux il faut partir, l’herbe est toujours plus verte ailleurs. Il manque au paysage politique algérien une force de persuasion et de changement véritable dont le moteur serait un courant inspiré des politiques écologiques communes au vaste monde, au centre desquelles l’environnement représente leur raison d’être et leur combat quotidien. La constatation édifiante, l’anomalie, qui concerne l’ensemble des pays arabes et musulmans, serait l’exemple à ne pas suivre : dans aucun de ces pays, un parti Vert n’a vu le jour. Le changement tant espéré dans notre société viendra de la question de l’environnement, de sa protection et de sauvegarde, du respect de la nature, de la question de la terre en somme.
- Mohamed Mebtoul, « Hygiène publique et citoyenneté » Le Quotidien d’Oran, 30 août 2018.
- Lahouari Addi, « Une rupture avec l’apologie obsessionnelle du passé », Le Soir d’Algérie, 22 septembre 2018.
- Mohamed Magani, Rue des perplexes, Quand passent les âmes errantes, L’Année miraculeuse : romans parus chez Chihab Editions.