roman
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Le Mono prête généreusement son nom à l’une des plus riches régions de notre pays. Quand, sous la poussée des eaux de pluie, le Mono monte et déborde, il arrose les terres, les champs, les palmeraies qui longent ses rives. Il facilite aussi le transport, jusqu’à la côte, des produits du haut-pays. Mais, à côté de ces prosaïques utilités, le fleuve n’a-t-il point de douces utilités, le fleuve n’a-t-il point de douces poésies ? Quand les eaux se retirent, il laisse voir son lit bordé de berges hautes, escarpées ; de grandes herbes poussent à l’envi sur des bancs de sable le long desquels coule paisiblement un mince filet d’eau où le jeu des rayons du soleil tropical produit une aveuglante réverbération. Et le soir, au clair de la lune, jeunes gens et jeunes filles des villages s’en vont se baigner dans l’eau de cette rivière. Ce sont alors des scènes de gaieté, des cris, de bruyants ébats qui animent ces grands sables blancs sous les reflets de la lune argentée.
Pendant la période de transition entre les basses et les hautes eaux, ce mince filet d’eau grossit, s’étend, s’enfle soudain en l’espace d’une nuit et monte, menaçant ; mais quelques jours après, les eaux se retirent et les sables se montrent de nouveau. Les générations successives des riverains connaissent ces caprices du Mono, pour les avoir vus les uns et les autres, chaque année, depuis les temps anciens. Ces caprices annoncent le futur débordement des eaux. Et l’on entend des gens prononcer avec respect : « Le Mónò se lève ».
Vers le milieu de l’année, le fleuve déborde alors et charrie des herbes violemment arrachées au sable vaincu, des troncs d’arbre autour desquels s’enroule, comme un triste linceul, l’écume épaisse et jaune de l’élément liquide en fureur.
Et parfois, le Mono charrie, dans ses bouillonnements, dans ses cruels tourbillons, au milieu d’un bruit de tonnerre, des cadavres humains !
Et quand le bruit court, sinistre, qu’un malheureux noyé a été emporté par le courant, les riverains plaignent le sort du pauvre noyé, de la malheureuse femme ou de la mer tombée à l’eau avec son bébé ; ils répètent avec une crainte pleine de respect :
- Mónò ! Mónò ! Mónò !
Ils profèrent un grand soupir et se taisent. Ce soupir synthétise la résignation avec laquelle on doit se soumettre aux implacables volontés du fétiche qu’est le Mono !
Car les riverains n’admettent pas que le débordement annuel du fleuve dépendent prosaïquement de la puissante poussée des eaux tombées du ciel pendant la saison humide. Le surnaturel seul se mêle, à leur avis, à ce phénomène naturel. Pour eux, le Mono est un fétiche dont on peut exciter ou apaiser le courroux. Le fétiche fait entendre sa voix, ses oracles, par l’organe de ses prêtres, dévoilant ainsi les méfaits dont les humains offensent sa grandeur. Aussi, dans le haut-pays, dans les environs de Tadô, où le fleuve se précipite en cataracte au milieu des roches, montrant mieux sa puissance, offre-t-on des sacrifices à la grandeur desquels le fétiche mesure l’étendue de ses bienfaits de l’année ! Les riverains disent alors pieusement :
- On a offert à manger au Mónò !
Les rives du fleuve sont d’une captivante beauté : les grands fromagers, les palmiers superbes sous le dais de leurs branches retombantes, l’inextricable fouillis des mille végétaux aux noms divers de la brousse tropicale, toute cette sombre verdure forme un décor mouvant, qui défile devant les yeux émerveillés du voyageur.
Félix Couchoro, L’Esclave [1929], Œuvres complètes. Tome I. Romans. London (Ontario) : Mestengo Press, 2005, p. 21-22.