roman
Afrique> Centrafrique
Ils contournèrent la forêt de bambous et débouchèrent sur le lit d’un marécage desséché : les pluies étaient en retard et déjà les trous d’eau et les sources sur les contreforts de Oulés n’offraient plus qu’une boue à peine humide et qui se durcissait rapidement. Ils virent sur leur gauche, à une centaine de mètres, parmi les rosniers et les mimosées où commençait la savane qui s’étendait sur plus de trois cents kilomètres devant eux, les éléphants immobiles qui ressemblaient à des idoles de granit abandonnées là par les adeptes d’un culte disparu. Seuls deux ou trois mâles aux défenses gigantesques tournaient lentement en rond sur le fond craquelé du marécage, levant parfois la trompe et humant l’air dans l’espoir de déceler une trace d’humidité, annonce des pluies. Morel savait que le marécage était une étape dans la remontée saisonnière des troupeaux vers le lac Mamoun, sur leur circuit habituel en cette saison, de Mamoun à Sud-Birao, la Yata, la Nguessi, la Wagaga, où ils étaient d’habitude sûrs de trouver de l’eau même pendant les plus grandes sécheresses. Pendant celle de 1947, toute cette région avait été proclamée un sanctuaire pour l’administration ; on y vit alors, pendant quelques semaines, les plus grandes concentrations de troupeaux que l’œil humain eût jamais contemplées, ce que les journaux avaient appelé à l’époque une « vision du paradis terrestre » – et il n’y avait qu’à attendre tranquillement à la lisière de la zone interdite pour être sûr d’un trophée de choix. […] Mais il était facile de voir par l’état du marécage et la nervosité des chefs du troupeau que la sécheresse allait être sévère et peut-être même exceptionnelle ; montant du fond de boue sèche, les roseaux nus et brûlés montraient par les cinquante centimètres supplémentaires de leur tige encore verte la profondeur habituelle de l’eau disparue. L’évaporation avait dû être particulièrement rapide, et il avait remarqué depuis deux jours que les troupeaux d’éléphants n’envoyaient plus leurs éclaireurs en avant pour vérifier les points de passage ou l’état des champs qu’ils avaient l’intention de piller. Ils paraissaient au contraire se déplacer en bandes compactes et désorientées. Il chercha à se rassurer en pensant que l’eau continuait à attendre les bêtes dans plusieurs endroits sur leur parcours, et qu’elles allaient pouvoir s’y livrer à ces fêtes aquatiques qu’il avait si souvent guettées à travers les roseaux, se douchant, se roulant dans l’eau et s’aspergeant mutuellement, ou restant couchés pendant des heures dans l’onde, en remuant langoureusement leur trompe, avec de profonds soupirs de satisfaction. Il prit du papier et du tabac dans sa poche et commença à se rouler une cigarette, tout en observant le troupeau, les yeux plissés dans un sourire d’amitié. Ce qu’il défendait, c’était une marge humaine, un monde, quel qu’il soit, mais où il y aurait de la place même pour une telle liberté maladroite et encombrante. Avance des terres cultivées, électrification, construction des routes et des villes, disparition des paysages anciens devant une œuvre colossale et pressante, mais qui devait rester assez humaine cependant pour qu’on pût exiger de ceux qui se lançaient ainsi en avant de s’encombrer malgré tout de ces géants malhabiles qui en semblaient plus avoir de place dans le monde qui s’annonçait…
Romain Gary, Les Racines du ciel, Paris, Gallimard, 1956, p. 160-161.
Contributeur: Xavier Garnier