roman
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La Machine extraordinaire était une huilerie d’arachide que les Blancs bâtissaient au bord du marigot entre les villages de Nérigaba et de Kiribina.
Les pères de famille, qui sont les cultivateurs du pays, la regardaient comme une nouvelle et dangereuse manière de Blancs. Ce n’était qu’une huilerie – disaient les Blancs – montée par une compagnie solide, la Compagnie Française de la Côte d’Ivoire, la CFCI. Mais combien faudrait-il de graines pour l’alimenter ? Les papiers administratifs exigeaient six mille tonnes, ce qui signifiait en langage indigène « trop » de charges, « trop » de têtes d’hommes, de femmes, d’enfants plus de têtes que la tête des paysans n’en concevait. Et combien de coups de pioche pour labourer les champs de cette machine ! « Trop » ! « trop » !
Déjà la machine du chemin de fer de Côte d’Ivoire, le prolongement du chemin de fer après Tafiré, dévorait les porteurs. Et voilà qu’une machine d’arachide allait ronger le cœur même du pays.
Machine autrement redoutable que l’assassin du vieux commandant, qui se promenait, suspecté et craint, entre le gros village de Zintémédougou, sa patrie, et la ville de Dioulasso, où il ne manquait pas d’amis.
Et le pays était fatigué, abruti de corvées de routes et de corvées de cultures. Un ancien tirailleur avait entendu des Européens qui proclamaient : il faut mettre cette colonie « exempt-de-service ». Elle est fatiguée « trop ».
Les Blancs de l’Usine faisaient creuser un canal d’amenée d’eau. Ils avaient besoin d’eau. Et non pas « un peu-un peu », mais, comme tout ce qui est manière de Blanc, « trop ». Ils soutiraient le marais, demeure des caïmans sacrés.
Et les paysans pensaient : « S’ils tarissent l’eau nourricière, s’ils détruisent les caïmans protecteurs, que deviendrons-nous, nous et nos rizières ? »
Deux Blancs animaient ce chantier de Kiribina. Le patron, un ancien aviateur ; le mécanicien un ancien marin. Ils représentaient bien les Blancs, venus par les mers et par les airs.
À les voir au labeur, surveillant leur monde de porteurs, remuant des ferrailles, ajustant des murs et des toits avec un grand souci de l’alignement, maniant toutes sortes de mécaniques, de la petite vis à la grosse charpente, les gens connurent que la machine était dure à ses maîtres Blancs.
Elle l’était moins que le doute sur la récolte et sur le pays.
Elle tournera s’ils cultivent. Et si elle tourne, « prendra-t-elle » dans le pays ? La colonie élevait souvent des usines qui tombaient au bout d’une année.
Kamon, le chef de village de Kiribina, qui était aussi le sorcier du village, avait vendu le champ qui se transformait en machine. Il gardait l’espoir de le regagner un jour.
Robert Delavignette, Les Paysans noirs [1931], Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2011, p. 22-23.