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Le Tyran éternel (Patrick Grainville)

Le défunt Président de la Côte d’Ivoire, Félix Houphouët-Boigny, observe depuis le ciel un groupe d’écrivains (dont Sylvanus) venus en visite à Yamoussoukro, la capitale qu’il a construire à partir de son village natal.

            Du tertre qui cernait la cathédrale, les écrivains dominaient à présent ma ville souveraine. Les quatre lacs qui bordent deux à deux le boulevard central : Mamie Adjoua. Ce grand fleuve médian et macadamisé porte de nom de ma sœur défunte, de ma grande chérie morte. La cité dans son essence même n’est que l’union de nos deux corps jumelés. Au nord-ouest où nous sommes : le Palais du Président, la Basilique du Président. Un peu plus au sud, la mosquée au centre du quartier populaire, les gares, le marché grouillant. A l’est, les grandes écoles : l’Institut national supérieur des travaux publics et l’Institut supérieur des études techniques, l’École d’agriculture, les grands lycées. Leur équipement ultramoderne. Tout au sud, la Maison du Parti, l’Hôtel Président, la Fondation Président. Façades de marbre et grandes esplanades d’accès. Beaucoup de Présidents, et alors ? Tout être aspire à se répandre, à devenir monde. Qui dit le contraire triche et ment. Tout être est un Narcisse et un tyran, rêve d’omnipotence, de territoire, oui, d’un royaume. Moi, j’assume. La ville, c’est mon corps., les lacs mon sang, la cathédrale mon cœur et mon chef. Les plans de Yamoussoukro reproduisent la forme exacte du Bélier. Les écrivains contemplaient ce Bélier. Sylvanus raillait, j’étais habitué. Je l’écoutais presque avec indulgence. La mort m’a mûri, elle m’oblige à écouter, à réfléchir toutes les voix. Je suis le grand miroir. Presque impartial parfois. Sylvanus s’exclama :

– Regardez, toutes les autoroutes qui filent droit vers la forêt, butent et stoppent net. C’est malin. Sans voiture, sans issue ! C’est du délire. A part le quartier de la mosquée, le reste de la cité se déploie dans le vide !

            Sylvanus a tort de se moquer de mes autoroutes vides. Elles attendent. Un jour, elles se relieront à toutes les grandes capitales d’Afrique : Monrovia, Freetown, Kumassi, Niamey, Bamako, Ouagadougou, Lomé… Lagos, Yaoundé, Kinshasa. Yamoussoukro rayonnera à travers tout le continent. Mes grandes autoroutes ne sont vides que pour mieux apercevoir l’avenir. Sylvanus prétend à la poésie, à l’enthousiasme prophétique mais il en manque cruellement à mon propos. Moi, je vois Yamoussoukro, qui compte tout de même cent mille habitants, vivre, croître, proliférer, se couvrir d’immeubles été de tours, de banques, carrefour bruissant de tous les échanges, de toutes les foules, de toutes les langues. A la fois New York, Tokyo, Paris, Rome… Ma cathédrale veille d’avance sur ce foisonnement planétaire. Et cette ville justement existe et ne se développe que parce qu’elle n’est pas un héritage du colonialisme comme Abidjan. Sous le tissue effercescent, tentaculaire de la future mégapole, mon village s’enracine. C’est une souche profonde qui vit, verdi, c’est le tronc d’un immense faisceau de branches, de feuilles et de lianes. Je suis né là, tout a commencé là. Un jour, en rêve, en 1930, j’ai vu mon village changer en cité de verre, en capitale éblouissante. Car je suis un prophète et n’ai fait qu’accomplir ce primordial présage. Voilà pourquoi cette ville est authentique et vraiment viable. Puisqu’elle a vécu dans mon imagination. Puisqu’elle est mon plus ancien désir. Sylvanus, l’Africain, devrait comprendre cela. Lui aussi, il entretient des liens profonds avec son village natal. Son histoire est irriguée par la mémoire de son village. Lui aussi il y revient comme à son être même. Je ne fais que réaliser le rêve de tout homme. Devenir le chef de son village cosmique. Conduire l’épopée de sa tribu. Tout le reste est décadence, artifice, idéologie mensongère, truchement, dépossession, perte, deuil et déni. Un arbre ne quitte jamais son centre mais s’épanouit en cercles concentriques autour de lui-même. C’est l’expansion épique et bienheureuse des êtres et des choses.

Patrick Grainville, Le Tyran éternel, Paris, Seuil, 1998, p. 14-16.

ENJEU CONCERNÉ

Problèmes d’aménagement urbain à Yamoussoukro

AUTRE CRÉATION MOBILISÉE

* « Les crocodiles de Yamoussoukro » (V. S. Naipaul)