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Le respect des morts (Amadou Koné, 1974)

Un petit village va se trouver bouleversé devant la décision du gouvernement de construire un barrage afin de sortir la région de son sous-développement. Deux générations se heurtent et le dénouement sera tragique... La pièce a été primée au Concours théâtral interafricain en 1974.
Dans la scène 2 de l’acte II, N’Douba, le fils d’Anougba (le chef du village) s’entretient avec son père et N’da (un notable), qui l’informent du projet de construction du barrage.

N’DA : Ici, le village jusqu’à ces derniers temps était tranquille et gai comme tu l’as toujours connu. Mais il y a une histoire qui nous cause beaucoup de soucis et nous t’attendions pour avoir des précisions.

N’DOUBA :  L’histoire du barrage ?

ANOUGBA : Oui, le barrage. Le Commandant est venu et il a dit que nous devions partir sans nous dire précisément ce que c’est qu’un barrage.

N’DA : C’est une grande pirogue de fer ou quoi ?

ANOUGBA : En tout cas, ça doit être quelque chose de diabolique puisque les génies lui sont hostiles.

N’DOUBA : C’est une espèce de pont…

N’DA : Famounsouhoo[1]

N’DOUBA : … une espèce de grand mur en béton qui doit couper le fleuve en deux… Le fleuve coupé en deux, les eaux gonfleront et inonderont tout ce qui se trouve en amont sur une très grande superficie.

ANOUGBA : Ah ce monde où seul se fait l’inimaginable ! Pourquoi éprouver le besoin de détourner le cours des eaux… Mais continue, N’douba, qu’est-ce qui pousse les hommes du gouvernement, les « N’gbanhi mô », à vouloir construire ce mur ? Il n’y a jamais de fumée sans feu…

N’DOUBA : Là, l’histoire vous semblera assez obscure. Vous ne comprendrez qu’une fois les travaux terminés. Voilà… ce barrage est une centrale hydroélectrique…

N’DA : Une quoi ? Ce nom ferait peur même aux génies.

N’DOUBA : Le nom n’a pas d’importance. Donc cette… ce barrage produira de l’électricité… enfin de la lumière qui éclairera tous les villages, toutes les villes dans le pays.

ANOUGBA : Tu vois, toi-même, N’douba, que tout cela n’est pas très clair. Barrer un fleuve pour avoir de la lumière.

N’DOUBA : C’est peut-être difficile à accepter mais cela est possible. Grâce donc à cette électricité, des usines pourront être mises sur place. Nous pourrons ainsi fabriquer beaucoup d’objets que les Blancs nous vendent très cher. Vous comprenez donc l’importance de cette chose…

N’DA : Moi je comprends déjà mal la chose elle-même. Après les Blancs, vous, nos fils, essayez de nous faire gober n’importe quoi. Le poisson vient de l’eau, d’accord ; certains génies viennent des eaux, d’accord ; les ombres de certaines personnes viennent des eaux, d’accord. Mais depuis nos ancêtres on n’a jamais vu la lumière et le feu qui viennent de l’eau.

ANOUGBA : Oui, nous saisissons mal la chose elle-même en vérité. Et quand bien même nous la saisirions, cela ne changerait rien à notre opinion, N’douba. Ce… cette chose veut que nous partions : elle s’oppose à notre vie. Nous lutterons donc pour qu’elle ne vive pas.

N’DOUBA : Le barrage n’exige pas notre mort, père. Du moins nécessite-t-il un simple recommencement sur des bases solides qui nous permettraient d’être plus forts que nous ne sommes.

N’DA : Plus forts que nous ne sommes, tu dis plus forts, N’douba ? Et tu sais que partir pour nous signifierait mourir à moitié. On ne recommence pas une vie, mon fils. On continue sur sa lancée fatale. Ou bien on meurt et on revient, alors on recommence une nouvelle vie. (un silence) Partir, ce serait abandonner une partie de nous-mêmes avec ce village. Sans doute la partie la plus vivante, donc la plus profonde. Que nous restera-t-il ?

N’DOUBA : Nous acquerrons une nouvelle force, celle dont on a réellement besoin pour survivre dans le monde actuel. Nous sommes engagés dans une vie où tout est affrontement et où la puissance de l’argent est extraordinaire. Nous ne pouvons pas nous permettre de toujours perdre ? En vérité, que sommes-nous actuellement entre les mains des pays des Blancs ? Il faut leur demander la permission de cracher, de pisser. Sinon ils nous coupent le pain. […] La tranquillité de demain doit se préparer dans les remous d’aujourd’hui. L’Homme Noir de demain se fait non pas par celui qui s’accroche désespérément au passé ni par celui que l’Europe dans son intérêt a perdu en l’éblouissant, mais simplement par celui qui est assez lucide pour avancer vers l’Europe tout en restant lui-même. Nous avons besoin de la technique, nous avons besoin de modernisation.

N’DA : Mais c’est que la modernisation ne fera du bien qu’à nos corps, non à notre personne. Elle ne peut faire de nous que des hommes vides. Le barrage détruira la retraite des morts qui veillent sur nous.

N’DOUBA : Peut-être vaudrait-il mieux ne pas mêler les morts et les génies à nos problèmes.

ANOUGBA : Ah, oui. Le Commandant nous a dit déjà que les mors sont morts. Ça prouve combien vous êtes perdus… Ah, oui. Il nous a appris aussi que les ingénieurs mettront les génies dans des bouteilles.

N’DA : Les morts, qui nous protègent engloutis, les génies en bouteilles, pourquoi continuerons-nous à nous traîner sur terre ?

ANOUGBA : N’douba, mon fils, je suis le chef d’un village qui croit encore à la protection des morts et à la générosité des génies, un village qui jusqu’ici a vécu heureux. Et aujourd’hui je dois sauver ce village.


Amadou Koné, Le respect des morts, Paris, Hatier, 1880, p. 31-40.

[1] Exclamation agni pouvant se traduire par « grands dieux ! »

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