roman
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Les premiers géologues arrivent en 1928.
Ils plantent leur tente dans la tourbe insulaire et fertile de Ninghe Sika au beau milieu de la lagune du Fernan Vaz.
Sous leurs gros sabots coule l’huile de pierre. Cette vieille roche liquide et noire migre en silence sous la terre depuis des milliers d’années.
En 1928, la battue commence.
Ordre du gouverneur général d’Afrique-Equatoriale française. Pisteurs, porteurs, casseurs et charpentiers arpentent les rivières pour le compte de la République, sous le commandement de géologues venus de France et de Russie. Ils marchent là où personne n’est jamais passé. Du moins le croient-ils. Ils vont tout droit. Ils montent. Ils descendent. Ils boivent de la vodka. Ils franchissent des cours d’eau fraîche et transparente. Ils boivent du Ricard. Ils ramassent des cailloux. Ils prennent des notes. Ils dessinent des cartes. Le soir, ils s’arrêtent. Ils sont trop crevés pour lutter contre les moustiques.
Et puis le paludisme attaque.
Le pisteur s’appelle Zéphyrin.
Il guide les explorateurs dans la brousse. Ils sait bien qu’il dérange les esprits de la forêt et les génies des eaux. Il sait bien qu’il faudrait demander l’autorisation aux arbres et aux poissons. Leur dire s’il vous plaît. Merci. Bonjour. Au revoir. Leur donner un peu de kaolin ou d’isémo, pour excuser du dérangement. Mais comment expliquer la politesse aux géologues ? Un jour, racontera-t-il, alors qu’il était pisteur pour le compte d’autres prospecteurs, il avait essayé sans succès : ils marchaient en forêt quand un arbre immense qui se dressait devant eux leur avait barré la route. Le géologue a ordonné l’abattage de l’intrus végétal. Les nègres ont pris les haches. Soudain, Zéphyrin s’est écrié « Arrêtez ! ». Tous l’ont regardé, interloqués. Zéphyrin a bafouillé qu’il valait mieux contourner l’arbre. Le géologue, qui n’était pas mauvais au fond, a demandé des explications que Zéphyrin a tardé à donner. Il a fini par murmurer que l’arbre était sacré. Le géologue a fait min de n’avoir rien entendu et a confirmé l’ordre d’abattre l’arbre à beurre. Mais Zéphyrin s’est mis à hurler : « Des hommes vieux, des femmes et des enfants se sont assis sur les branches de l’Adzap ! » Personne ne voyait les esprits qu’il montrait du doigt. Il faut dire que de tous, il était le seul à avoir été initié aux mystères de la forêt. Lui seul était habilité à voir l’invisible. Le géologue aveugle a encore ordonné l’abattage de l’Adzap. Zéphyrin a supplié avant de tomber à genoux. Il a enfoui son visage dans ses mains pour ne pas voir.
– …BAM… Il a entendu le premier coup de hache.
– … Han ! Il a entendu les murmures de stupeur.
Il a senti la terre bouger.
HÂÂÂÂ !!! Des hurlements de terreur ont crevé ses tympans.
Paralysés par la peur, il a serré ses paupières encore plus fort, pour ne pas voir la mort arriver. Et il a entendu le bruit d’un arbre déraciné.
CRRrrrrîîîîîîîîîîhhhhshshshhs… BOUM.
Plus rien. Silence assourdissant.
Il a ouvert les yeux. Devant lui un nuage de poussière se dissipait peu à peu. L’arbvre était intact. Les hôtes de ses branches le regardaient en souriant. Le géologue et ses nègres avaient tous disparu. Zéphyrin est rentré au village. Il a raconté l’étrange aventure dont il était le seul témoin. Un vieux sorcier appelé Isanya a interrogé des reliques qui ont révélé par sa bouche ce qui était advenu : l’arbre furieux s’était extrait de terre pour engloutir les profanateurs dans le gouffre laissé par ses racines. Ils étaient tombés dans le trou sans fond, puis l’arbre s’était replanté sur eux, ensevelissant prospecteurs et indigènes. Leur sang avait lavé l’affront fait aux esprits, leurs cris avaient apaisé le courroux du vieil arbre. Désormais, dit l’oracle, quiconque passerait près de l’arbre d’Iguogino devrait verser des larmes, jeter des graines de courge, et danser. Simple principe de précaution. Faute d’accomplir ce rite, l’arbre tuerait encore et demanderait du sang, toujours plus de sang.
Bessora, Petroleum, Paris, Denoël, 2004, p. 60-63.
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