roman
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Fiston Mwanza Mujila, La danse du vilain, Paris, éditions Le Métailié, 2020, p. 11-16.
1. La vie incendiaire et inénarrable de Tshiamuena, surnommée – à juste titre et à titre posthume – la Madone des mines de Cafunfu, en dépit de la jalousie de certains orpailleurs en mal de charisme, d'ambition et d'enthousiasme. […]
Tshiamuena était une grande dame, un être exceptionnel, une mère pour beaucoup parmi nous, une reine, une femme puissante... Elle n'avait pas la silhouette des cantatrices, la splendeur des miss, ni l'allure impériale des duchesses, mais nous subjuguait et nous hypnotisait des qu'on croisait ses yeux. On la regardait droit dans le visage et tout de suite, on était pris d'une épilepsie. Nous autres les Zaïrois – pour la plupart nés après 1960 – on fondait en larmes des qu'on taillait bavette avec elle. Lorsque Tshiamuena évoquait la contrebande dans les années 1970, tout juste au lendemain de l'Indépendance de l'Angola, aucun mâle n'osait lever son petit pouce pour contester la véracité de ses propos. Elle énumérait des généalogies entières de creuseurs – patrocinadors, dona moteurs, lavadors, plongeurs, karimbeurs... Elle n'était pas la mémoire de l'Angola. Elle était l'Angola. L'autre Angola. L'Angola des mines, de l'argent, des diamants, des éboulements, de la rivière diamantifère de Kwango ; l'Angola dont tout homme – amoureux de l'argent ou non – rêve au moins une fois dans sa vie. Tshiamuena était informée de toutes les combines entre le Zaïre et l'Angola, connaissait sur le bout des doigts les allers et retours des Zaïrois, savait quand un tel ou un tel était entré pour la première fois en Angola, par quel chemin de traverse, avec quel capital dans sa gibecière... Dans ses rares moments de folie – puisque Tshiamuena perdait la boule, à en croire ses longues tirades et ses papillonnements de sourcils –, elle énumérait les trépassés ; des listes entières de gamins, tous zaïrois, tombés dans leur quête effrénée de l'enrichissement précoce par le biais des diamants d'autrui – c'est-a-dire des pierres angolaises. Aucun hoquet, aucune parole naïve, aucun rire – alors qu'il était habituel dans les mines de Cafunfu de croiser des jeunes Zaïrois qui riaient à pleines dents sans raison apparente – ne venaient l'interrompre dans son élan narratif. Son faciès rayonnant permettait aux uns et aux autres d'admirer ses fossettes.[…]
Ah ! la Madone, Tshiamuena, une femme remarquable ! Tous les Zaïrois ayant forgé leurs premières armes en Angola auraient pu témoigner pour elle, même avec le fusil sur la tempe. La Madone des mines de Cafunfu n'était sûrement pas de la même viande que nous autres égarés pendant des siècles dans les mines alluvionnaires de l'Angola. C'était une merveilleuse personne. Oasis dans le désert du Klahari. Eau potable. Terre-Mère. Gardienne du temple. Chemin de fer dans la broussaille de nos rêves écornés Déesse de la Mangeaille. Fleuve Zaïre en miniature. Architecte de nos désirs d'opulence. Fille Ainée de l'argent et de l'abondance. Sainte Patronne des orpailleurs zaïrois de Lunda Norte. Ah ! la Madone ! Des kilometres d'amour au service des Zaïrois de la diaspora. Tenez, les services diplomatiques de la République du Zaïre en Angola étaient en panne sèche – fermés, caducs, cadenassés – pour des raisons de belligérance, mais la Madone à elle seule incarnait l'ambassade zaïroise.
À l'époque tout un pan de la province de l'Angola – y compris Cafunfu – se trouvait sous le contrôle de la rébellion qui tenait d'une main de fer les concessions minières. Ils réglementaient au millimètre près les fréquentations dans les mines. Ils percevaient des copals sur chaque diamant ramassé. Les carrières n'étaient accessibles qu'aux heures prescrites. Les creuseurs se devaient de posséder un permis et pour squatter dans les camps et pour pénétrer dans les mines sans quoi ils pouvaient être molestés jusqu'à ce que mort s'ensuive.
C'est au cours de ces fâcheuses circonstances que la Madone entrait en scène. Elle délivrait les captifs des griffes de la rébellion, se servait de ses accointances en commençant par ses maris angolais dans l'ordre chronologique – Mitterrand, Kiala, Augustino, José – afin de permettre aux uns et aux autres d'entrer en possession de la paperasse, soignait les malades et les accidentés par éboulement, distribuait de la nourriture aux plus démunis, se démerdait pour rapatrier la dépouille mortelle de ceux dont les famille ne pouvaient pas s'aventurer en Angola... La liste de ses bienfaits est longue comme le fleuve Zambèze.