roman
Afrique> Burkina Faso
On était en juillet et les arachides grandissaient. Tièdjan coumandant était souvent en tournée dans les villages de son ressort. Il voulait se rendre compte de tout et il se surprenait à penser que cette année allait être la meilleure pour les paysans Noirs de ce pays et pour la métropole aussi bien sûr. Il espérait tirer quelque chose de cette terre avare pour contenter les courageux paysans. Ses prédécesseurs avaient essayé avant lui mais les résultats avaient été loin d’être satisfaisants. Mais lui, Tièdjan coumandant avec sa haute taille, son visage à l’expression déterminée, comptait réussir.
Pourtant le pays avait quelque chose de bizarre malgré la beauté de ses paysages, malgré sa faune riche. Ce qu’il avait de bizarre, c’était ses hommes avec leurs étranges mœurs. Ah ces hommes ! il les trouvait trop peu réalistes, trop idolâtres et réfractaires à la modernisation. Leur caractère lui avait rendu la tâche difficile. Lui Tièdjan coumandant avait eu beaucoup de mal à équilibrer la tension qui régnait entre Gbins, Turkas, Caraboros d’une part et Dioulas d’autre part. Partout la situation se stabilisait mais la plus grande préoccupation était l’arachide.
Le soir, après avoir réglé les interminables palabres à propos, le plus souvent, de femmes adultères et de vieux maris, le commandant tout en mangeant parlait d’arachide avec son boy, Soubéré.
– Les arachides grandissent normalement et l’huilerie de Kiribina est en voie d’achèvement. L’année sera bonne, disait le commandant.
– Peut-être, répondait laconiquement le boy. Peut-être, mon commandant.
– Comment ! s’écriait le Blanc. N’est-il pas vrai que les arachides grandissent, que l’huilerie est presque achevée, que par conséquent l’année sera bonne ?
– Tout cela est, mon commandant. Les arachides grandissent, oui mais les vieux ont posé la question suivante : « Qui sait ce que porte une femme en grossesse ? ça peut être bon, ça peut ne rien être, ça peut être même la mort. Pour savoir, il n’y a qu’une solution : attendre que la femme accouche. »
– Mais je ne comprends rien à ton pays. Enfin, qu’est-ce qui empêcherait les arachides de produire normalement ?
– Admettez, mon commandant, qu’il ne pleuve pas. Imaginez un peu les vastes étendues des champs d’arachide desséchées par le soleil, les touffes d’herbe jadis vertes, brûlées et rougies par la chaleur. Qu’arriverait-il si cela se passait ? Vous savez, mon commandant, tout ce que veulent nos paysans, c’est remplir nos greniers de mil, c’est avoir un peu d’argent pour se marier. L’arachide, c’est la chose des Blancs. Sa culture pour les paysans a été une corvée comme toute autre. Leurs réactions sont à craindre. Ils ne se révolteront pas mais ils disposent de beaucoup de moyens pour détruire les arachides, tout simplement parce qu’ils savent que cela vous nuira. Pour eux l’arachide importe peu. Leur vie, c’est le mil et après la saison des pluies ce sont les mariages, les fêtes. C’est tout.
Le commandant écoutait sérieusement. Il parla à son tour :
– Justement vous ne devez pas penser ainsi si vous voulez faire progresser votre pays. Pourquoi détruire le fruit de tant de labeur ? Contrairement à ce que les paysans pensent, l’arachide c’est aussi la chose des Noirs. En vendant les récoltes de leurs petits champs, ils auront de l’argent et ils pourront se marier et acheter des bœufs pour remplir les corrals. Et d’ailleurs je ne vois pas comment ils pourront détruire l’arachide ?
– Je disais, mon commandant, que plusieurs accidents pouvaient détruire vos doux rêves de réussite. Tenez, le plus fâcheux pourrait être une attaque de « botoï ».
– Qu’est-ce que « botoï » ?
– C’est un nuage de créatures du diable. Les sorciers détiennent la clef des portes qui ouvrent le pays à la puissance dévastatrice de « botoï ». Quand ils le veulent, ils le font sortir des profondeurs obscures et le déversent sur les cultures. N’avez-vous jamais entendu parler des sauterelles ? C’est « botoï ».
– Les sauterelles !
– Oui, les sauterelles. C’est le plus grand mal dans ce pays, un véritable fléau.
– Et tu prétends que les sorciers peuvent l’envoyer sur les champs ?
– Oui, ils peuvent, mon commandant.
Amadou Koné, Jusqu’au seuil de l’irréel, Abidjan/Dakar, Les Nouvelles Éditions Africaines, 1976, p. 79-81.