roman
Afrique> Ghana
Situation : Jacob, un enfant de onze ans, entre pour la première fois dans la décharge d’Agbogbloshie dans l’espoir de gagner de quoi survivre en tant que « fouilleur ».
Agbogbloshie, voilà donc ce que cache le mot – décharge électronique où s’empilent congélateurs et réfrigérateurs, tous les degrés de la chaîne du froid, du chaud aussi : déblai de gazinières, fers à repasser, machines à café, équipements d’intérieur modernes, mais surtout amas d’ordinateurs, écrans, modems et télévisions, agrégats de tablettes, téléphones, claviers et smartphones, entassements de moniteurs, imprimantes, processeurs, souris, périphériques, disques durs, bandes magnétiques et disquettes, montagne de cd, ce-rom, dvd et blue-ray, coulisses d’un nouveau monde pas tout à fait recyclé.
Jacob, en plein cœur : on est comme un nouveau-né aux premiers jours, se faire peu à peu à la lumière qui coule dans les yeux, on advient au monde et c’est douloureux ; on envisage les corps et les objets, toutes choses périssables finissant ici, sur cette gigantesque excroissance aux contours invisibles, aux dimensions indéchiffrables ; son territoire semble s’étendre sur des kilomètres, infinis hectares de tumeurs en plastiques agglomérées, alvéoles sinueuses et creuses comme les caries d’un géant, cavernes déjà oubliées, anfractuosité profondes et dentelées telles des coquilles d’huîtres, dénivelés insensés, vastes plaines aussi, vastes plaines de frasil et de poudre noire, damiers de chrysalides, escaliers d’immondices, crêtes et bassins, de quoi randonner pendant des jours les pieds dans une boue mouvante qui se dilate et grignote chaque jour un peu plus d’espace.
Agbogbloshie, ce qui y gît – monceau d’appareils inertes jadis animés par des logiciels, des explorateurs et des navigateurs, des serveurs et des connexions, des réseaux et des sites, des forums et des données, des fichiers, des icônes, des liens, des menus, des octets, des gigas, des curseurs et des clics, des doubles-clics, des mises à jour et des virus, appareils sur lesquels ont rêvé, sué, bûché, fantasmé ou joui ce que la terre porte d’hommes et de femmes.
Punaisé, englué, Jacob, dans ce décor irréel : on sursaute, ranimé par quelques effluves provenant de l’océan, des bourrasques d’air iodé qui caressent le visage mais l’affligent d’un peu plus de chaleur puisque ici tout brûle et se consume ; malgré cela, on suffoque à cause des feux qui çà et là naissent et grossissent, enflent comme des œdèmes gorgés de pus. On n’en croit pas ses yeux, non vraiment, on n’en croit pas ses yeux qui s’assèchent et se ferment (réflexe), traversés par les exhalaisons toxiques de ce qui grille, crépite ; car la peau n’empêche rien, elle se prend dans les volutes et se rassasie de poison.
Agbogbloshie, inépuisable gisement – nécropole de notre monde, ossuaire de nos progrès, charnier de notre espèce : c’est ici que s’enterrent et s’incinèrent nos existences, ici que se matérialisent ondes et flux, ici qu’on dépèce, trie, récupère et revend ce que la mer a convoyé.
Réveillez-le, Jacob, il se perd : des membres impatients et tant de gestes, envoûtante chorégraphie, agitation nerveuse et bavarde, allures improbables et mors inconnus, combien sont-ils à s’échiner dans cette fourmillière ? On voudrait les compter tous ceux qui sont là, dessus, dedans, sur la décharge, en elle, agglomérés, engloutis, contenus comme dans un ventre ; la terre est pleine, elle pousse et ça sort ; tous, ils en jaillissent, s’y renfoncent, s’y réfugient, on croirait qu’ils s’ensevelissent d’eux-mêmes, adhérant à la glaise en fusion. Ils traînent coquille et baluchon, comptabilisant les profits de la récolte, pas assez, ce n’est pas encore assez, s’épuiser, continuer : chercher.
Guillaume Poix, Les fils conducteurs, Paris, Gallimard, 2017, p. 40-42.
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