théâtre

Afrique> rdc

Monologue d’or et noces d’argent (Sony Labou Tansi)

Sony Labou Tansi, Monologue d'or et noces d'argent, Carnières-Morlanwelz, Lansman éditeur, 1998, p. 38-41.

10. Scène opaque

Le soir. Le bûcher flambe toujours. L'immobilité règne encore. Si bien que les acolytes de l'homme- monstre ressemblent à de géantes statues carapaçonnées d'or. On dirait qu'ils ne respirent même pas. L'homme-monstre s'anime, comme au sortir d'un sommeil multiséculaire. Il secoue son costume plein de poussière, de toiles d'araignées, de fientes d'oiseaux.

[…]

L'homme-monstre : C'est à mon géniteur d'emplois que le verbe est donné. Si, pour votre défense et suivant le fonctionnement du droit, vous avez à déclarer, vous le direz demain à mon homme-H ou à son adjoint. Nous sommes, nous, une machine civilisée, ordonnée et organisée.

Le géniteur d'emplois : Attendu que le monde moderne vit... et ne vit que de petits boulots. Attendu que, dans le sens de la chute des cours du chômage, la découverte de l'arbre de Gohomsaya peut à très court terme occasionner la création de huit millions deux cent soixante-sept mille deux cent soixante-sept petits boulots, le moyen et long terme non considérés. Prenant en compte la faillite actuelle du monde, la réalité tragique du chômage et de la démographie, et l'échec de l'élaboration du dictionnaire mondial des idées justes et uniques...

L'homme-H : Ouvrez les oreilles. Il s'agit d'une chose capitale. Ne la vivez pas comme un simple conflit de mentalités.

Le géniteur d'emplois : ...l'arbre de Gohomsaya est institué, déclaré, notifié et classé patrimoine mondial, incontestable, inaliénable et définitif de l'espèce humaine dans sa globalité. (Quelques applaudissements) À compter de ce jour, les contrées de Bamilonne, Carmanio, Grapani, Souyat et Grosso-Modo, en vertu des pouvoirs conférés à l'homme-monstre et ses acolytes... les contrées susmentionnées sont baptisées ''Réserve du Premier Village Planétaire''. Soit une superficie de trois cent soixante-treize mille kilomètres carrés qu'il convient désormais de soustraire à l'influence des populaces et hordes non organisées en nations civilisées.

L'homme-H : Sur décision de son Altissime homme-monstre et en considération des intérêts capiteux de la gent humaine, il est ordonné la signature d'une entente contractuelle de rétrocession entre les représentants de ladite gent d'une part et les propriétaires des terres dont question, d'autre part. Le contrat, préétabli en soixante-dix copies, sera signé et adressé à l'O.N.U., à la C.E.E., aux Amers-Unis du Sud et du Nord, aux États-Bannis de Russie, à la Chine et à tous les autres pays merdiques. Fait à Carmanio, le dix-septième soir du mois de janvier 1992. (Au vieillard) Juste votre petite signature.

Le vieillard : Je n'ai pas vécu cent-vingt-six-ans pour terminer ma vie à boire des bordels sans sel. Je l'ai dit, je ne signerai pas et cette terre sera libre. Arrêtez de m'empoisonner les pompes avec vos niaiseries.

Le géniteur d'emplois : Alors, vous devrez mourir.

L'homme-monstre (venant à lui pour le supplier) : Je vous en prie. ... Je n'ai jamais prié un homme de ma vie. En fait, je ne suis qu'un malade. Ma maladie s'appelle le pouvoir. Je ne fais rien sans elle. Je l'ai dans la tête, dans le coeur, dans les mains, comme une teigne exécrable et puante. J'adore tirer les ficelles, c'est ma vie, toute ma vie, mon bonheur si vous préférez. Tirer les ficelles comme on respire. Je me considérerai comme mort le jour où je ne pourrai plus diriger, ordonner, décrétiser. ... Un jazzman qui ne joue plus de son instrument meurt bien vite. Moi, mon instrument de musique, c'est l'autorité. Ell m'est aussi indispensable que la respiration. (Silence) Pitié, monsieur ! Ne me faites pas mourir. J'adore la vie. J'aime manipuler, intriguer, combiner. Là est ma joie, mon sens respiratoire. Avant et après, c'est le vide, la mort, la nuit torride et aveugle... Comment pouvez-vous être si dur et ne pas comprendre ? Un malade est un malade, il a besoin d'assistance, de tendresse, de compréhension attentive.

Le géniteur d'emplois : La terre a besoin de ces millions de petits boulots. Il s'agit de les garantir avant que le chômage ne devienne une tragédie irréversible. Signez, monsieur. La pauvreté a cessé d'être rentable. Soyez logique et signez. Il faut comprendre que nous autres, gens de bien, haïssons la violence brutale, d'où qu'elle vienne. Ce que nous faisons, nous le faisons dans le sens de l'Histoire, au strict nom des intérêts bien pesés de la gent humaine. Plus de boulot égale moins de chômage, moins de chômage égale moins de vagabondage migratoire, moins de vagabondage égale la paix mondiale et la sauvegarde des cultures menacées par les naufrages du métissage. Ne jouez pas aux allumés, aux primitifs ! Pas de sans, s'il vous plaît, pas de sang. Faisons en sorte que l'affaire ne débouche pas sur une incompréhension malpropre. ... Nous sommes hélas à une époque qui ne peut s'offrir le luxe de galvauder les intérêts du genre humain. Scientifiques, touristes, curieux et autres vont arriver ici. Moi, taureau-géniteur d'emplois, je vous le dis : c'est ici et maintenant que commence l'orgagenèse de la nation-matrice du monde, centrée sur la capacité de l'État à fournir des petits boulots, même merdiques. L'arbre résout une part significative du problème en créant des emplois de première classe, plus une circulation de l'argent frais garantie par au moins deux cent douze millions de porte-monnaie par an, par ordres, tampons, ordonnances et décrets, l'État Indépendant de Carmanio !

(Applaudissements nourris)

 

ENJEU CONCERNÉ

Exploitation de la forêt équatoriale congolaise

AUTRE CRÉATION MOBILISÉE

* « Blood wood » Lu Guang