Début composition (enjeu situé / description création)
Texte en français
Un barrage contre le Pacifique de Marguerite Duras est un roman qui se déroule dans le contexte de l’Indochine française. L’histoire suit une famille qui s’y est installée : une veuve et ses deux enfants Joseph et Suzanne. Pour subvenir à leurs besoins, la mère entreprend de cultiver une terre qu’elle a acquise. Cependant, ce terrain est infertile, et la mer ronge peu à peu la concession difficilement acquise. La veuve se bat aussi bien contre les éléments déchaînés de la nature que contre l’injustice de l’administration coloniale qui favorise les riches colons. Ce passage met en lumière cette lutte.
Contributrice: Seda Akdemir
Texte en anglais
The Sea Wall by Marguerite Duras is a novel set in the context of French Indochina. The story follows a family who settles there: a widow and her two children Joseph and Suzanne. To meet their needs, the mother begins to cultivate land that she has acquired. However, this land is infertile, and the sea is gradually eating away at the hard-won concession. The widow fights both against the unleashed elements of nature and against the injustice of the colonial administration which favors the rich colonists. This passage highlights this struggle.
Contributor: Seda Akdemir
Fin de composition (enjeu situé / description création)
*
Dès la première année elle mit en culture la moitié de la concession. Elle espérait que cette première récolte suffirait à la dédommager en grande partie des frais de construction du bungalow. Mais la marée de juillet monta à l’assaut de la plaine et noya la récolte. Croyant qu’elle n’avait été victime que d’une marée particulièrement forte, et malgré les gens de la plaine qui tentaient de l’en dissuader, l’année d’après la mère recommença. La mer monta encore. Alors elle dut se rendre à la réalité : sa concession était incultivable. Elle était annuellement envahie par la mer. Il est vrai que la mer ne montait pas à la même hauteur chaque année. Mais elle montait toujours suffisamment pour brûler tout, directement ou par infiltration. Exception faite de cinq hectares qui donnaient sur la piste, et au milieu desquels elle avait fait bâtir son bungalow, elle avait jeté ses économies de dix ans dans les vagues du Pacifique.
Le malheur venait de son incroyable naïveté. En la préservant des nouveaux-coups du sort et des hommes, les dix ans qu’elle avait passés, dans une complète abnégation, au piano de l’Eden- Cinéma ; moyennant un très maigre salaire, l’avaient soustraite à la lutte et aux expériences fécondes de l’injustice. Elle était sortie de ce tunnel de dix ans , comme elle y était entrée, intacte, solitaire, vierge de toute familiarité avec les puissances du mal, désespérément ignorante du grand vampirisme colonial qui n’avait pas cessé de l’entourer. Les concessions cultivables n’étaient accordées, en général, que moyennant le double de la valeur. La moitié de la somme allait clandestinement aux fonctionnaires du cadastre chargés de répartir les lotissements entre les demandeurs. Ces fonctionnaires tenaient réellement entre les mains le marché des concessions tout entier et ils étaient devenus de plus en plus exigeants. Si exigeants que la mère, faute de pouvoir satisfaire leur appétit dévorant, que jamais ne tempérait la considération d’aucun particulier, même si elle avait été prévenue et si elle avait voulu éviter de se faire donner une concession incultivable, aurait été obligée de renoncer à l’achat de quelque concession que ce soit.
Lorsque la mère avait compris tout cela, un peu tard, elle était allée trouver les agents du cadastre de Kam dont dépendaient les lotissements de la plaine. Elle était restée assez naïve pour les insulter et les menacer d’une plainte en haut lieu. Ils n’étaient pour rien dans cette erreur, lui dirent-ils. Sans doute, le responsable en était-il leur prédécesseur, reparti depuis pour la Métropole. Mais la mère était revenue à la charge avec une telle persévérance qu’ils s’étaient vus obligés, pour s’en débarrasser, de la menacer. Si elle continuait, ils lui reprendraient sa concession avant le délais prévu. C’était l’argument le plus efficace dont ils disposaient pour faire taire leurs victimes. Car toujours, naturellement, celles-ci préféraient avoir une concession même illusoire que de ne plus rien avoir du tout. Les concessions n’étaient jamais accordées que conditionnellement. Si, après un délai donné, la totalité n’en était pas remise en culture, le cadastre pouvait les reprendre. Aucune des concessions de la plaine n’avait donc été accordée à titre définitif. C’était justement ces concessions-là qui donnaient au cadastre la facilité de tirer des autres, des vraies concessions, cultivables, elles, un profit considérable. Le choix des attributions leur étant laissé, les fonctionnaires du cadastre se réservaient de répartir, au mieux de leurs intérêts, d’immense réserves de lotissements incultivables qui, régulièrement attribués et non moins régulièrement repris, constituaient en quelque sorte leurs fonds régulateur.
Marguerite Duras, Un barrage contre le pacifique [1950], Paris, Gallimard, « Folio », 1978, p. 25-26.