"Tunis blues" (Ali Bécheur)
Début composition (création)
Texte en version originale
Version originale
[…] Et vous en êtes encore à vous étonner de la canicule, du sirocco, du vent de sable, de la fournaise, de l’incendie cosmique et de la flamme éternelle qui vous dévorera la chair. Vous voilà promis au bûcher, vos cendres répandues aux quatre vents et vous vous lamentez, mais c’est trop tard, déjà le feu consume vos entrailles, vos yeux éclatent comme des billes de verre, vos cheveux s’enflamment, de vos ongles s’élève une fumée âcre, votre chair fond, elle coule et c’est trop tard. Est-ce bien à vous, mécréants, à crier à l’injustice si votre blé ne pousse, si vos arbres se dessèchent sur pied, si vos puits tarissent, si des nuées de sauterelles s’abattent sur vos récoltes ! Ce discours, point n’est besoin qu’il le clame, je ne le connais que trop, c’était déjà celui de mon père, le cadhi, il a épouvanté l’enfant ouvrant les yeux sur un monde sans pitié où la clémence est lettre morte et le jugement sans rémission.
Hosni et ses semblables savent, eux, pourquoi tout va de mal en pis sur la terre, mais moi, non, je ne sais pas, pourquoi voilà des semaines, des mois, qu’il n’est pas tombé la moindre goutte d’eau, pourquoi les fellahs n’ont pas ensemencé tandis qu’octobre est largement entamé, pourquoi les champs sont abandonnés aux mauvaises herbes, où pâturent les moutons et les chèvres. Nos gémissements sont vains, le grain ne germera pas, nous sommes voués à la famine, les fils quitteront leurs pères, les maris leurs femmes. Il faut payer, maintenant.
Ce matin la radio a annoncé que le grand muphti a rendu une fatwa[1] autorisant des prières propitiatoires, les mosquées en résonnent encore. Nos yeux restent rivés à un ciel implacable, réfléchissant une Sainte Colère. Je me souviens que ma mère joignait des bouts de bois qu’elle habillait d’un chiffon. Avec les gamins du quartier nous formions une procession, exhibant de maison en maison la poupée que les femmes, sortant sur le pas de leur porte, arrosaient de pleines casseroles d’eau. C’était notre manière de conjurer le sort, remonté jusqu’à nous depuis la nuit des temps et de nos voix aigrelettes d’impubères, nous chantions :
Ommi Tengo, ommi Tengo
O femmes
Implorez Dieu qu’il pleuve
Ommi Tengo, ommi Tengo
O femmes
Arrosez-la d’un peu d’eau[2]
Voilà : la raison n’est pas notre domaine.
Ali Bécheur, Tunis Blues, Tunis, Elyzad, 2014 [Editions Clairefontaine, 2002], pp. 16-18.
[1] Consultation sur un point de droit choraïque.
[2] Comptine témoignant de la pérennité d’une coutume carthaginoise.
Texte en anglais
English translation
[…] And you are still amazed by the heatwave, the sirocco, the sandstorm, the furnace, the cosmic fire and the eternal flame that will devour your flesh. You are promised to the stake, your ashes scattered to the four winds and you lament, but it is too late, the fire is already consuming your insides, your eyes burst like glass beads, your hair is on fire, your nails are burning. acrid smoke rises, your flesh melts, it sinks and it’s too late. Is it up to you, unbelievers, to cry injustice if your wheat does not grow, if your trees wither, if your wells dry up, if swarms of locusts fall on your crops! There is no need for him to proclaim this speech, I know it only too well, it was already that of my father, the cadhi, it terrified the child, opening his eyes to a pitiless world where clemency is a dead letter and judgment without remission.
Hosni and his ilk know why everything is going from bad to worse on earth, but I, no, I don’t know, why it’s been weeks, months since not the slightest drop of rain has fallen. water, why the fellahs have not sowed while October is well underway, why the fields are abandoned to weeds, where the sheep and goats graze. Our groans are in vain, the grain will not sprout, we are doomed to famine, sons will leave their fathers, husbands their wives. You have to pay now.
This morning the radio announced that the Grand Muphti issued a fatwa authorizing propitiatory prayers, the mosques still echo. Our eyes remain glued to an implacable sky, reflecting Holy Anger. I remember my mother joining together pieces of wood which she covered with a cloth. With the kids from the neighborhood we formed a procession, displaying from house to house the doll which the women, taking out on their doorsteps, sprinkled with full pots of water. It was our way of warding off fate, which had come down to us from the dawn of time, and with our sour pre-pubescent voices, we sang:
Ommi Tengo, ommi Tengo
O women
Beg God for rain
Ommi Tengo, ommi Tengo
O women
Sprinkle it with a little water
There you have it: reason is not our domain.
Fin de composition (création)
Début composition (enjeu situé / description création)
Texte en français
Contributrice: Olfa Abdelli
Texte en anglais
Contributor: Olfa Abdelli
Fin de composition (enjeu situé / description création)