Peine des fauves (Annie Lulu)
Le mercredi au point du jour, les habitants réunirent tout ce qu’ils avaient de chaînes, fils de fer, cordes, bouteilles en plastique et tuyaux larges, ainsi que des vivres. Ils marchèrent par petits groupes silencieux jusque vers les machines stationnées le long de la première trouée prévue, avant l’arrivée des ouvriers. Le premier à s’enchaîner solidement à une des pelles hydrauliques pour empêcher le commencement des travaux fut Marcus, avec l’aide de sa mère. Soixante-dix-neuf hommes, femmes et adolescents étaient présents sur le terrain de l’excavation, un tiers d’entre eux s’enchaîna aux machines tandis que les autres les entouraient. Lorsque les ouvriers arrivèrent en pick-up une demi-heure plus tard, ils furent stoppés par une rangée de villageois qui leur faisaient barrage, bras et coudes entremêlés, et les empêchaient d’accéder aux machines. Le chef de chantier marcha à l’écart et tenta en vain d’utiliser son talkie-walkie. Il envoya un des ouvriers chercher du secours, se munit auparavant du fusil de chasse entreposé à l’arrière, habituellement destiné à la rencontre de félins ou de grands mammifères sur la route époustouflante du parc national qu’il fallait traverser pour atteindre la commune, et campa debout et armé face aux habitant en attendant les renforts.
- Que vas-tu faire, espèce d’idiot, avec ton fusil ? Tirer sur nous et nos enfants ?
- Tu ne vois pas que vous allez détruire nos terrains et polluer tous les puits ?
- Vous n’avez rien à faire chez nous, allez-vous en ! On ne vous laissera jamais creuser ici et éventrer les terres que nos parents ont travaillées toute leur vie !
- Que vas-tu faire, hein ? Tu vas faire quoi avec ton fusil ?
- Le Serpent va craquer sous la terre et ton pétrole, là, va se répandre partout sous nos pieds, et tout va crever, plus rien ne va pousser, tu comprends ? Plus rien ! […]
- Les amis, il faut expliquer à ces types-là ce qu’ils doivent faire et qu’ils nous entendent bien ! Vous allez faire quoi ?
- Ua nyoka !
- Quoi ?
- Ua nyoka !
- Quoi ?
- Ua nyoka !
- C’est ça ! Tuez le serpent !
- Ua nyoka ! Tuez le serpent dans l’oeuf !
- Ua nyoka kwenye yai lake !
Les habitants coude à coude entamèrent des chants d’exhortation et ceux d’entre eux qui avaient apporté une percussion à main donnèrent le rythme à tous les autres.
Annie Lulu, Peine des faunes, Paris, Julliard, 2022, p. 68-70
Contributrice: Alice Desquilbet