Le barrage se dresse là, énorme et royal, comme une silhouette taillée dans le granit, et il attend. Les pattes nerveuses et longues d’une salamandre verte, en glissant d’une crevasse à l’autre, font tomber une toute petite avalanche de cailloux. Elle s’arrête et s’immobilise d’un seul coup. Sa langue jaillit, comme pour tâter l’air. Elle pointe son long cou en avant, puis en arrière, comme si elle cherchait à comprendre ce qui se passe.
Le mur immense jaillit dans un élan ininterrompu et vertigineux. Du mortier, du sable, du calcaire et de l’argile. Un flot de sève liquide qui se fige, dur comme de l’ambre. Est-ce un gigantesque bouclier de bronze qui s’offre au soleil, ou une dalle obstruant l’entrée d’un énorme tombeau ? Voici donc les portes qui ferment le fleuve. Elles tiennent à distance les barbares, les vieux démons, les lourdeurs de l’histoire, les cultes païens, l’obscurantisme et la faim. Une ardoise encore vierge sur laquelle l’avenir viendra s’inscrire, une conque obscure chargée de repousser l’oubli.
Tout au long de la vallée, les chambres souterraines renfermant les tombeaux qui vont être bientôt inondés sont tapissées de souvenirs précieux. Des peintures murales nous racontent l’histoire des mérites et des exploits de ces rois et de ces reines, elles nous parlent encore de riches moissons, et d’autres qui furent pauvres, de sept années d’abondance, et de sept années de disette. Elles nous racontent des tragédies, des victoires, des temps heureux, des temps de malheur, et tout cela en tableaux successifs sur les murs de ces chambres funéraires, à la disposition de ceux qui voudront bien s’y intéresser. Mais la plupart de ces histoires restent secrètes, et il en sera ainsi pour l’éternité. En s’ouvrant, les portes qui ferment le fleuve vont effacer pour toujours cette ardoise encore vierge.
Du haut du piédestal où il va prendre la parole ce matin, le président pourrait lever son regard et apercevoir les murs antiques du temple qui l’entoure, et se souvenir de ce poète, cet Ingleezi décrivant la in de ces monuments comme une chute de gravats qui se répandent sur le sable.
Mais il pourrait tout aussi bien ne pas s’en souvenir.
En tant que tel, ce nouvel édifice est une merveille, c’est l’alliance sublime de l’innovation technique et d’une imagination débordante qui s’unissent pour lancer un défi à la nature. Nous voici au siècle des ingénieurs. Sur toute la surface de la terre, aidés par des technocrates, ils se démènent et prennent la place des poètes. Ils ont surgi de partout comme une lèpre, et sont venus poser sur les épaules nues de la nature le harnais de la puissance industrielle. La règle à calcul a remplacé l’harmonium, les rectangles se sont mis à chanter et les formules mathématiques ont pris la beauté d’un sonnet. Les hommes politiques et les physiciens nous ont parlé en termes enthousiastes de la naissance d’un âge nouveau, de la chute des torrents, du bourdonnement de câbles électriques et d’une science qui se hisse à la hauteur des philosophes d’antan. Ce sont plus que des artistes. Car, après tout, les artistes ne sont pas capables de transformer la nature. Que dis-je, à les en croire, ils sont semblables à des dieux.
Personne n’avait jamais construit un pareil barrage. Des millions de tonnes de rochers concassés, de sable et d’argile recouverts d’une fine couche étanche de béton. Des panneaux coulissants très astucieux dont l’ouverture peut s’agrandir ou se rétrécir pour contrôler le débit, à la façon d’un obturateur photographique. Dans l’ensemble, un projet d’une grande ambition. À en croire certaines mauvaises langues, c’est sans doute ce qui avait plu au président.
Peu à peu, les turbines géantes vont se mettre à tourner. Des aubes, des ailes d’acier qui luisent dans la tourmente viennent frapper l’eau pour en faire jaillir la foudre et répandre la lumière au sein de l’obscurité. Elles sont aussi tranchantes que ces épées que l’on accrochait jadis aux roues des chars de combat. Elles vont tourner sur elles-mêmes comme des moulins à prières, et répandre dans l’espace l’antique musique des sphères.
Jamal Mahjoub, Nubian Indigo [2005], traduit de l’anglais (Soudan) par Jean et Madeleine Sévry, Paris : Actes Sud, 2006, p. 208-210.