"L'oeil du jour" (Hélé Béji)
Début composition (création)
Texte en version originale
Version originale
Les ruelles emmitouflées dans les bosquets de lauriers, les tristesses côtières, les terrains de tennis, quelque pente douce jusqu’à la mer, une gare, un passage à niveau miniature, la laideur de la cathédrale Saint-Louis devenue musée archéologique, les lagunes stagnantes des ports puniques, les pancartes écaillées où l’on peut lire Salammbô, Hamilcar, Carthage, Byrsa, Ports puniques, arrêtaient la vision comme la décristallisation d’un amour qui s’éteint brutalement, le banal visage de la banlieue apparaissait dans son sempiternel ennuie de villégiature, la platitude de ces rues ensoleillées, la lassitude de ses plages où de temps en temps surgit la cocasserie d’un restaurant au nom mythologique, Neptune – mais hélas ! comme nous sommes loin ici d’une quelconque mythologie, malgré l’abondance de verdure où l’on aurait pu rêver d’un espace légendaire recouvert de frondaisons.
Pour rentrer vers la capitale, il faut conduire entre des murs à peine bâtis, où poussent quasi instantanément des treillis d’immondices. Sur les nouvelles percées bétonnées où roulent d’énormes autobus jaunes penchés contre les embranchements poussiéreux, des centaines de crânes carrés et béants sortent de terre contre d’énormes mottes de sable, et de loin on dirait des maquettes blanchâtres de batailles oubliées sur ces vallonnements secs par des cyclopes qui y auraient joué dans un âge préhistorique. Un horizon de formes trouées, d’hôtels surhaussés sur des trépieds, de quartiers sur pilotis, de boules blanches, de dépôts de sanitaires, de hangars, de pièces détachées, de panneaux de l’aviation civile ondulés par le soleil, d’immenses dalles où surgit un moignon de palmier, et si ce panorama est vrai, rien ne le suggère sous la cendre tiède qui le recouvre, comme une vermine sur le dos d’un monstre antédiluvien dont les écailles rigides ne cessent de muer.
En fait, ce ne sont rien d’autre que des ruines, mais des ruines qui ont tout au plus trois, cinq, ou dix ans d’âge et qui contrairement aux authentiques ruines millénaires où plane toujours l’invisible majesté de leur beauté passée, la profondeur des volumes rayonnant imperceptiblement dans le temps même de leur usure, ces nouvelles ruines sont des bâtiments qui, aussitôt montés, sont frappés en quelques mois d’une décrépitude incompréhensible. Leur être, leur vie profonde au-delà de leur apparence, sont ravagés avant d’avoir traversé les étapes de leur fraîcheur, de leur épanouissement, et de leur mort, une sourde dégénérescence accomplie dans le temps de la construction, sur les terrasses, les balcons, les portes, les murs qui n’accrochent plus ni l’espace ni le temps, la force de l’improvisation créatrice du temps, ne fixent pas le songe de l’instant, l’ouvrage humain, l’esprit de la chose, errant comme des feux Follets dans un cimetière, et l’existence de chacun s’y décompose sans que jamais il puisse se dire : voici ma demeure sur la terre.
À la longue, la lumière anormale qui s’en dégage irradie lentement le nerf optique, qu’elle déforme et qu’elle adapte à un prisme grossier où s’approprie la cascade miraculeuse des nuances, des reflets, leur combinaison infinie, comme un cataclysme d’avant la naissance de l’homme que seul le hasard déclenche, une guerre sans bombardement, sans explosion, qui se tait au fond des pupilles comme une goutte d’eau noire au fond d’une souffrance occulte. Les chantiers ont déposé leurs mâchoires grises dans les fossés effondrés. Les trous inachevés de leurs yeux brûlent leurs frontons étroits et bosses comme des têtes d’hominiens, les lames de leurs pommettes, leurs arcades protubérances. Ils grognent dans la poussière de leurs madriers avec la férocité et le désespoir de vagabonds affaissés. Les têtes lancinantes des grues, les chantiers difformes ont des crachats pulmonaires, et de la vie simiesque de ces grands corps de béton et de ciment sortent des gesticulations molles, un délire léthargique, une épouvante moribonde. Les linteaux, les planches, les charpentes sont des corps couchés ou assis sur les trottoirs dans la pisse et la boue, enveloppés de l’immobilité pelée du monde, et les chantiers se décomposent comme un visage gercé, aux cheveux dans la poussière blanche, les paupières gonflées par l’attente. Des sacs de ciment s’appuient contre un mur de briques rouges, silhouettes ramassées dans des capes grossières, immobiles et durcies dans un sommeil de canicule par la grisaille boueuse des fondations fendues comme l’esquisse de vastes tombeaux. Les échafaudages flottent sur les charpentes comme des costumes de friperies trop larges. Des pelles rouillées sont plantées dans des monticules où s’acharnent d’autres pioches au visage pointu, et raclent le sable avec un souffle sec, et les poutres, les blocs, les pierres, les murs sont des membres tétanisés ou frappés d’une ivrognerie lasse, tendus dans l’accomplissement d’une tâche qui les dépasse. Corps perclus, gestes hasardeux, vision de nourriture et de trêve, boue craquelée du visage, faces longilignes et mordues de plâtre, faune sèche et statuaire des chantiers, engourdie, cataleptique, silhouettes coulées dans leurs échafaudages, sculptées dans leur mortier, aux yeux de gravier !
Le ciel peut nous étreindre, on peut l’entendre placer quelques accords sur nos terrasses, rien ne bondit dans l’immensité. Au-delà de la ligne abolie des anciens remparts, un nouveau paysage de hangars et d’immeubles jaunâtres casse les collines boueuses, des couleurs inhabituelles tuent les façades sous un crépi orange ou marron, quelques eucalyptus dégarnis, des palmiers aux mèches décolorées, un mulet blanc sale sur un terrain vague, l’ogive d’une ancienne église devenue cellule du Parti, des buissons d’épines le long d’une piste, des joncs de romarin et des mimosas au bord des lagunes qui autrefois préservaient la pugnacité de Tunis, et au fond les oliviers peints contre le commencement des plaines, penchés, fourchus, brossés par la mélancolie du vent du nord, les oliviers coupés du monde, noirs, arrachés par le vent.
Ville misérable ! Des chantiers se lèvent sur des collines abandonnées comme des vaisseaux dont la proue s’est brisée, autour desquels les lacs sont des miroirs morts. La ville toute entière flotte entre eux, comme flotte son linge aux fenêtres, mou, usé, jauni, ses quartiers détruits, sa saleté sous la brume bleutée de ses terrasses, son absence de grandeur et de passion, ses façades colorées comme les fleurs extravagantes dans la puanteur de ses rues, crudité visuelle pour une sordide ivresse, la ville est au pied de la ligne d’ombre célèbre de la montagne aux Deux Cornes comme un pauvre troupeau de brebis massé sur une plaine contre le dos d’un animal légendaire et lointain, avec ses mulets, ses moutons, ses charrettes, éparpillés sur des terrains vagues comme des oiseaux morts.
Hélé Béji, L’Œil du jour, Elyzad, 2013, [Maurice Nadeau, 1985], pp. 148-153.
Texte en anglais
English translation
The alleys shrouded in laurel groves, the coastal sadness, the tennis courts, some gentle slope down to the sea, a train station, a miniature level crossing, the ugliness of the Saint-Louis cathedral which has become an archaeological museum, the lagoons stagnant Punic ports, the peeling signs where one can read Salammbô, Hamilcar, Carthage, Byrsa, Punic Ports, stopped the vision like the decrystallization of a love which suddenly died out, the banal face of the suburbs appeared in its eternal holiday boredom, the flatness of these sunny streets, the weariness of its beaches where from time to time arises the comedy of a restaurant in the mythological name, Neptune – but alas! how far we are here from any mythology, despite the abundance of greenery where one could have dreamed of a legendary space covered in foliage.
To return to the capital, you have to drive between barely built walls, where trellises of rubbish grow almost instantly. On the new concrete breakthroughs where huge yellow buses roll leaning against the dusty junctions, hundreds of square and gaping skulls emerge from the earth against enormous lumps of sand, and from a distance they look like whitish models of battles forgotten on these hills dried by cyclops who would have played there in a prehistoric age. A horizon of holey shapes, hotels raised on tripods, neighborhoods on stilts, white balls, sanitary depots, hangars, spare parts, civil aviation panels undulated by the sun, immense slabs where a palm stump emerges, and if this panorama is true, nothing suggests it under the warm ash which covers it, like vermin on the back of an antediluvian monster whose rigid scales never stop moulting.
In fact, they are nothing other than ruins, but ruins which are at most three, five, or ten years old and which, unlike authentic thousand-year-old ruins where the invisible majesty of their past beauty still hovers , the depth of the volumes radiating imperceptibly in the very time of their wear, these new ruins are buildings which, as soon as they are erected, are struck in a few months by an incomprehensible decrepitude. Their being, their deep life beyond their appearance, are ravaged before having gone through the stages of their freshness, their development, and their death, a silent degeneration accomplished during the time of construction, on the terraces, the balconies, the doors, the walls which no longer hold space or time, the force of the creative improvisation of time, do not fix the dream of the moment, the human work, the spirit of the thing, wandering like will-o’-the-wisps in a cemetery, and each person’s existence decomposes there without ever being able to say to himself: this is my home on earth.
In fact, they are nothing other than ruins, but ruins which are at most three, five, or ten years old and which, unlike authentic thousand-year-old ruins where the invisible majesty of their past beauty still hovers , the depth of the volumes radiating imperceptibly in the very time of their wear, these new ruins are buildings which, as soon as they are erected, are struck in a few months by an incomprehensible decrepitude. Their being, their deep life beyond their appearance, are ravaged before having gone through the stages of their freshness, their development, and their death, a silent degeneration accomplished during the time of construction, on the terraces, the balconies, the doors, the walls which no longer hold space or time, the force of the creative improvisation of time, do not fix the dream of the moment, the human work, the spirit of the thing, wandering like will-o’-the-wisps in a cemetery, and each person’s existence decomposes there without ever being able to say to himself: this is my home on earth.
In the long run, the abnormal light that emerges slowly irradiates the optic nerve, which it deforms and adapts to a crude prism where the miraculous cascade of nuances, reflections, their infinite combination, is appropriated, like a cataclysm from before the birth of man that only chance triggers, a war without bombing, without explosion, which remains silent in the depths of the pupils like a drop of black water in the depths of an occult suffering. The construction sites have deposited their gray jaws in the collapsed ditches. The unfinished holes of their eyes burn their narrow pediments and bumps like hominid heads, the blades of their cheekbones, their protuberant arches. They growl in the dust of their planks with the ferocity and despair of collapsed wanderers. The throbbing heads of the cranes, the misshapen construction sites have pulmonary sputum, and from the ape-like life of these large bodies of concrete and cement emerge soft gesticulations, a lethargic delirium, a moribund terror. The lintels, the planks, the frames are bodies lying or sitting on the sidewalks in piss and mud, enveloped in the peeling immobility of the world, and the construction sites are decomposing like a chapped face, with hair in the white dust, eyelids swollen with anticipation. Bags of cement lean against a red brick wall, silhouettes gathered in crude cloaks, immobile and hardened in a heatwave sleep by the muddy grayness of the split foundations like the outline of vast tombs. The scaffolding floats on the frames like oversized thrift store suits. Rusty shovels are planted in mounds where other pickaxes with sharp faces are struggling, and scrape the sand with a dry breath, and the beams, the blocks, the stones, the walls are paralyzed limbs or struck with a tired drunkenness, tense in the accomplishment of a task that is beyond them. Crippled bodies, hazardous gestures, vision of food and truce, cracked mud of the face, elongated faces bitten with plaster, dry and statuary fauna of the construction sites, numb, cataleptic, silhouettes cast in their scaffolding, sculpted in their mortar, in the eyes of gravel!
The sky can embrace us, we can hear it playing a few chords on our terraces, nothing leaps into the immensity. Beyond the abolished line of the old ramparts, a new landscape of hangars and yellowish buildings breaks up the muddy hills, unusual colors kill the facades under an orange or brown plaster, a few bare eucalyptus trees, palm trees with discolored wicks, a dirty white mule on a vacant lot, the arch of an old church that had become a Party cell, thorn bushes along a track, rushes of rosemary and mimosas at the edge of the lagoons which once preserved the pugnacity of Tunis, and in the background the olive trees painted against the beginning of the plains, leaning, forked, brushed by the melancholy of the north wind, the olive trees cut off from the world, black , torn away by the wind.
Miserable city! Construction sites rise up on abandoned hills like ships whose bows have broken, around which the lakes are dead mirrors. The whole city floats between them, like its laundry floats in the windows, soft, worn, yellowed, its destroyed neighborhoods, its dirt under the blue mist of its terraces, its absence of grandeur and passion, its facades colored like extravagant flowers in the stench of its streets, visual rawness for a sordid drunkenness, the city is at the foot of the famous shadow line of the mountain of the Two Horns like a poor flock of sheep massed on a plain against the back of a legendary and distant animal, with its mules, its sheep, its carts, scattered across wastelands like dead birds.
Fin de composition (création)
Contributor: Olfa Abdelli