Les Soleils des Indépendances (A. Kourouma)
La scène se passe dans le Horodugu, à cheval sur la Guinée Conakry orientale et le nord de la Côte d’Ivoire occidentale. Cette région traditionnelle se dénomme worodugu en langue mandingue et signifie « pays de la noix de cola » [woro]. Fama Doumbouya, le héros du roman, la traverse en taxi brousse pour se rendre d’Abidjan à son village natal de Togobala. Le village est objet de nostalgie attendrie pour Fama qui se voit revigoré par le décor et le climat de savane de sa jeunesse, mais bientôt objet d’affliction devant la constatation de la déchéance de Togobala, ruiné par une politique coloniale et postcoloniale l’ayant laissé à l’abandon.
Et aussitôt après, dans un ciel pur et changeant d’Harmattan s’incrusta le sommet du fromager de Togobala. Togobala, le village natal ! Les mêmes vautours (des bâtards, ceux qui ont surnommé Fama vautour !), sûrement les mêmes vautours de toujours, de son enfance, se détachaient du fromager et indolemment patrouillaient au-dessus des cases. Des bœufs, des cabris, des femmes, canaris sur la tête, et puis vinrent les cases.
Au nom de la grandeur de ses aïeux, Fama se frotta les yeux pour s’assurer qu’il ne se trompait pas. Du Togobala de son enfance, du Togobala qu’il avait dans le cœur il ne restait même plus la dernière pestilence du dernier pet. En vingt ans, le monde ne s’était pourtant pas renversé. Et voilà ce qui existait. De loin en loin une ou deux cases penchées, vieillottes, cuites par le soleil comme des termitières dans une plaine. Entre les ruines de ce qui avait été des concessions, des ordures et des herbes que les bêtes avaient broutées, le feu brûlées et l’harmattan léchées. De la marmaille échappée des cases convergeait vers la camionnette en criant : « mobili ! », en titubant sur des jambes en tiges de mil et en balançant de petites gourdes de ventres poussiéreux. Fama songea à de petits varans pleins. Enfin un repère ! Fama reconnut le baobab du marché. Il avait peiné, était décrépit lui aussi ; le tronc cendré et lacéré, il lançait des branches nues, lépreuses vers le ciel sec, un ciel hanté par le soleil d’harmattan et par les vols des vautours à l’affût des charognes et des laissées des habitants se soulageant derrière les cases.
Ahmadou Kourouma, Les Soleils des indépendances, Le Seuil, 1970, p. 102-103.