Les soleils des indépendances (Ahmadou Kourouma)

Côte d'Ivoire
  • français

Texte en français

À travers la figure de Fama Doumbouya, dernier héritier d’une lignée noble malinké en déclin, l’auteur dépeint la désillusion post-coloniale en Afrique de l’Ouest. Dans ce passage, Fama, envahi par une colère sourde, parcourt une rue bondée du quartier noir de la capitale, hanté par l’humiliation qu’il a subie lors d’une cérémonie funéraire. La ville, sous l’orage menaçant, reflète son tourment intérieur.

Contributrice: Giada Lorenzi

Texte en anglais

Through the figure of Fama Doumbouya, the last heir of a declining Malinké noble lineage, the author depicts post-colonial disillusionment in West Africa. In this passage, Fama, overcome by a dull anger, walks a crowded street in the black district of the capital, haunted by the humiliation he suffered during a funeral ceremony. The city, under the threatening storm, reflects its inner torment.

Contributor: Giada Lorenzi

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La rue, une des plus passantes du quartier nègre de la capitale, grouillait. À droite, du côté de la mer, les nuages poussaient et rapprochaient horizon et maisons. À gauche les cimes des gratte-ciel du quartier des Blancs provoquaient d’autres nuages qui s’assemblaient et gonflaient une partie du ciel. Encore un orage ! Le pont étirait sa jetée sur une lagune latérite de terres charriées par les pluies de la semaine ; et le soleil, déjà harcelé par les bouts de nuages de l’ouest, avait cessé de briller sur le quartier nègre pour se concentrer sur les blancs immeubles de la ville blanche. Damnation ! bâtardise ! le nègre est damnation ! les immeubles, les ponts, les routes de là-bas, tous bâtis par des doigts nègres, étaient habités et appartenaient à des Toubabs. Les Indépendances n’y pouvaient rien ! Partout, sous tous les soleils, sur tous les sols, les Noirs tiennent les pattes ; les Blancs découpent et bouffent la viande et le gras. N’était-ce pas la damnation que d’ahaner dans l’ombre pour les autres, creuser comme un pangolin géant des terriers pour les autres ? Donc, étaient dégoûtants de damnation tous ces Noirs descendant et montant la rue. Donc, vil de damnation, un damné abject, le bâtard de Bamba qui avait porté la main sur Fama. Alors pourquoi attendre sur un trottoir un damné? Quand un dément agite le grelot, toujours danse un autre dément, jamais un descendant des Doumbouya.

Fama se commanda de continuer et traversa la rue. Un bout de temps éloignait encore de l’heure de la quatrième prière, le temps de marcher vite et d’arriver à la mosquée. Il évita deux taxis, tourna à droite, contourna un carré, déboucha sur le trottoir droit de l’avenue centrale et se mêla à la foule coulant vers le marché. Là entre les toits, apparaissaient divers cieux: le tourmenté par les vents qui arrachaient les nuages pour les jeter sur le soleil déjà couvert et éteint, le bas épais et indigo montant de la mer et avançant sur les maisons et les arbres inquiets et tremblotants. L’orage était proche. Ville sale et gluante de pluies! pourries de pluies! Ah! nostalgie de la terre natale de Fama!

Ahmadou Kourouma, Les Soleils des indépendances [1968], Paris, Seuil, 1970, p. 20-21.