"Les crocodiles de Yamoussoukro" (V. S. Naipaul)
Autour de Yamoussoukro le chef puissant et sage a fait disparaître la forêt. Ce qui n’était alors que champs en friches, terrains inutilisés et arbres sauvages est maintenant une étendue de cultures mécanisées. Sur des kilomètres ce ne sont qu’alignement de manguiers, d’avocatiers ou d’ananas – et ces lignes droites enchantent des gens pour lesquels la nature n’avait jamais été que brousse informe et hostile. La terre, dans cette partie de l’Afrique, appartient – dit-on – à qui la cultive ; il n’y a pas dans la brousse de titres de propriété. Pourtant, jusqu’à ce qu’il en eût fait don à l’État, voici quelques années, le président considérait les plantations autour de Yamoussoukro comme sa propriété personnelle.
Le Président a toujours eu des idées plutôt grandioses et ses projets pour Yamoussoukro le sont aussi. Il voudrait en faire une des grandes villes du monde. On a nivelé le terrain et des avenues larges comme des pistes d’aérodrome quadrillent l’emplacement de la future métropole. Des bâtiments modernes, quelque peu extravagants et qui parfois ne manquent pas d’allure, ont été élevés dans une vaste étendue dénudée et attendent d’être utilisés pleinement.
Pour attirer les visiteurs, il y a un grand terrain de golf, merveilleusement tracé et pour le moment défendu avec une remarquable constance contre les assauts de la brousse envahissante. C’est une idée du président qui, toutefois, ne joue pas lui-même au golf. L’idée du golf lui est venu alors qu’il était déjà vieux ; et maintenant, à sa façon douce et persuasive, il aimerait convaincre ses administrés, répartis en une soixantaine de tribus, de s’intéresser à ce sport. Pour loger les visiteurs, il y a un « Hôtel Président » de douze étages, qui appartient à la chaîne française Sofitel. Le dépliant de l’hôtel, imprimé en France, est présenté dans une somptueuse couverture gris argent. « Retrouvez les traces du village natal du président Houphouët-Boigny », dit la brochure, « et découvrez la préfiguration ultramoderne de l’Afrique de demain. »
Les deux propositions ne sont pas contradictoires. Le rêve ultra-moderne sert la vieille Afrique. Un rêve pharaonique, chargé de réminiscences du monde antique. Loin des extraordinaires frivolités modernes que sont le terrain de golf, le club de golf et la piscine de l’Hôtel Président, il y a le palais présidentiel avec son lac artificiel. A l’extérieur de la muraille nue qui dérobe aux regards des curieux le village ancestral du président et son arbre sacré, les crocodiles totémiques sont chaque jours nourris de viande fraîche. La cérémonie quotidienne est publique. Mais à Yamoussoukro, où qu’on veuille se rendre, il faut parcourir d’énormes distances parmi de sinistres terrains vagues – et le spectacle se trouve ainsi réservé aux seuls automobilistes, pour la plupart des touristes.
V.S. Naipaul, Sacrifices [1984], traduit de l’anglais par Annie Saumont, 10/18, domaine étranger, 1995, p. 96-98.
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The power and wisdom of the chief have caused the forest around Yamoussoukro to disappear. Where once were African fields, unused common land, and wild trees there are now ordered, mechanized plantations. For square mile upon square mile mangoes, avocadoes or pineaples grow in straight lines, the straight lines that are beautiful to people to whom Nature is usually formless, unfriendly bush. Land in this part of Africa, it is said, belongs to the user; there can be no title in the bush. And until they were given to the state some years ago, these plantations around Yamoussoukro were the president’s personal estate.
The president’s ideas have always been big, and his plans for Yamoussoukro are very big. He would like it to be one of the great cities of Africa and the world. The land has been levelled, and avenues as wide as runways outline the Petropolis that is to be. Extravagant and sometimes brilliant modern buildings have been set down in the stripped wilderness and await full use.
To attract visitors, there is a great golf course, beautifully landscaped and so far steadfastly maintained against the fast-growing bush. It is the president’s idea, though he doesn’t play golf himself. The golf idea came to him when he was old, and now in his benign, guiding way he would like all his people, all the sixty or so tribes of the Ivory Coast, to take u golf. To house the visitors, there is a twelve-storey Hotel President, one of the French Sofitel hotel chain. The hotel brochure is printed in France; its silvery grey cover looks princely. “Find the traces of the native village of President Houphouët-Boigny, “ the brochure says, “and discover the ultra-modern prefiguration of the Africa of tomorrow.”
The two ideas go together. The ultra-modern dream also serves old Africa. It is pharaonic; it has a touch of the antique world. Away from the stupendous modern frivolities of the golf course and the golf club and the swimming pool of the Hotel President there is the presidential palace with its artificial lake. Outside the blank walls that hide the president’s ancestral village and the palaver tree from the common view, the president’s totemic crocodiles are fed with fresh meat every day. People can go and watch. But distances in Yamoussoukro are so great, and the scarred, empty spaces so forbidding, that only people with cars can easily go; and they tend to be visitors, tourists.
V. S. Naipaul, “The Crocodiles of Yamoussoukro”, Finding the Centre [1984], Penguin Books, 1985, p. 76-77