Le manuscrit d'Hicham: destinées marocaines (Youssef Jebri)

Maroc
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Texte en français

Casablanca, juillet 2006. Hicham, étudiant en droit âgé de vingt-quatre ans, rêve de quitter le Maroc pour partir s’installer en France. À travers le regard du personnage principal de son œuvre, l’auteur opère une représentation de la ville de Casablanca. Au fil de la lecture du texte, la capitale devient, sous le regard du narrateur et du lecteur, le théâtre d’un système urbain marqué par un dualisme poignant. Le développement rapide et la dégradation brutale se retrouvent ainsi au sein du même lieu, du même paysage.

Texte en anglais

Casablanca, July 2006. Hicham, a twenty-four-year-old law student, dreams of leaving Morocco to settle in France. Through the eyes of the main character of his work, the author creates a representation of the city of Casablanca. As the text progresses, the capital becomes, under the gaze of the narrator and the reader, the theater of an urban system marked by a poignant dualism. Rapid development and brutal degradation are thus found within the same place, the same landscape.

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En attendant, le Maroc demeure, près de cinquante ans après son indépendance, un vaste chantier permanent et Casablanca, la mégapole, endosse le rôle de symbole de cette course qui n’en finit pas vers le développement. De la fenêtre de ma chambre, je peux admirer une grande partie de la ville. Casablancais depuis ma naissance, je trouve cette ville magnifique, même si beaucoup de ses rues et avenues sont sales à en faire vomir. Il suffit de se promener un soir dans les ruelles de Casablanca pour se rendre compte que de nombreux réverbères sont en panne, certains depuis des années. En journée, les piétons rencontrent d’autres désagréments. Ils doivent partager les trottoirs avec les marchands ambulants et leurs charrettes, les mobylettes et trop souvent avec des voitures carrément en stationnement. Même dans l’ancienne médina, aux ruelles étroites et déclarées zones piétonnes, les automobilistes viennent à coups de longs klaxons se frayer un chemin parmi les passants. Se balader dans mon quartier, Hay El Hassani, ressemble à s’y méprendre à un parcours de gymkhana. Ma mère désespère de me voir continuellement chausser des baskets. Vu l’état des trottoirs parsemés de trous béants, pièges pour les mal-voyants et les femmes en talons, je ne quitte jamais le sol des yeux, m’évitant ainsi des foulures. Un handicapé en fauteuil roulant ne peut pas emprunter les trottoirs pour se mouvoir. Les poubelles qui jonchent le parcours se révèlent des obstacles autant physiques qu’olfactifs : elles restent des semaines sans ramassage, exposées au soleil et finissent par déborder. Les tas de détritus s’accumulent et sous l’effet de la macération, une puissante odeur nauséabonde se dégage.

Le soleil est trop présent, tellement présent que je n’arrive plus à m’émerveiller devant ses couchers. Indice quinze, vingt, vingt-cinq, qu’importe, je veille désormais à me protéger de ses rayons. J’étale un écran total pour parer le soleil et râle contre la sécheresse et ses conséquences économiques. Cela ne m’empêche pas d’ouvrir un parapluie à la moindre goutte de pluie et d’en vouloir au monde entier pour un habit mouillé. Il faut dire que les endroits pour s’abriter sont rares, comme le sont les espaces verts. À Dar El Beïda, il faut marcher longtemps pour trouver un square ou s’asseoir sous un arbre. Les urbanistes ne travaillent décidément pas dans une démarche environnementale. Et ils ne sont pas les seuls.

La mer et les oueds sont pollués et après une journée à la plage, au moment de rentrer à la maison, je dois m’appliquer à nettoyer mes pieds tachant de faire disparaître les traces noires laissées par les boulettes de fuel. Les dégazages sauvages aux larges des côtes marocaines ne se comptent plus tant ils sont devenues monnaie courante. Le pays s’est mué en une gigantesque zebala. Les déchets des usines et des ménages terminent encore et toujours leur cycle dans la mer ! Allez, ouste ! Les sacs plastiques usagés habillent les trottoirs de la ville. Les jours de vent, prenant leur envol dans le ciel de Casablanca, ils se transforment en des oiseaux d’un nouveau genre. Monocolores, multicolores, sans inscription ou sacs de publicités, ces animaux enfantés par la société de consommation planent au-dessus de nos têtes, partie intégrante du paysage.

Youssef Jebri, Le Manuscrit d’Hicham: destinées marocaines, 2017, p. 61-63.

Texte en français

Contributrice: Cassandre Leconte

Texte en anglais

Contributor: Cassandre Leconte