Le fou de Bonanjo (Alain Mabanckou)
Début composition (enjeu situé / description création)
Texte en français
Alain Mabanckou, « Le fou de Bonanjo », dans Nouvelles d’Afrique. À la rencontre de l’Afrique par ses grands ports, Paris, Gallimard, 2003.
Cette nouvelle s’intègre dans un livre-photographiques qui associe des clichés des ports africains à des textes écrits par des écrivains du festival des Étonnants Voyageurs (J.M.G. Le Clézio, Erik Orsenna, Alain Mabanckou, Abdourahman Waberi), dont certains prendront la plume en 2007 pour défendre l’idée d’une littérature-monde. Tous oscille entre le regard extérieur exotisant qu’ils posent sur les lieux décrits et la recherche d’une énonciation ancrée dans les réalités locales, avec une prise en compte des enjeux écologiques qui affleure parfois. Alain Mabanckou choisit de décrire Douala, en s’appuyant sur un personnage de fou délibérément inspiré d’un roman de Mongo Beti. Ce personnage de fou apparaît comme un esprit du lieu – ou « gardien de la terre que tu foules » –, celui du quartier portuaire de Douala « Bonanjo », permettant de donner une voix au quartier portuaire de la capitale camerounaise. La métaphore filée de la pollution associe le fou considéré comme « un déchet » et les « immondices » urbaines laissées par ceux qui ne respectent pas ces lieux pour finalement retourner le stigmate contre l’esprit du visiteur « pollué » par le cartésianisme occidental.
Contributrice: Alice Desquilbet
Texte en anglais
Alain Mabanckou, « Le fou de Bonanjo », in Nouvelles d’Afrique. À la rencontre de l’Afrique par ses grands ports, Paris, Gallimard, 2003.
This short story is part of a photographic book which combines photos of African ports with texts written by writers from the Étonnants Voyageurs festival (J.M.G. Le Clézio, Erik Orsenna, Alain Mabanckou, Abdourahman Waberi), some of whom will take up their pen in 2007 to defend the idea of a world literature. They all oscillate between the exotic external view they take on the places described and the search for an expression anchored in local realities, with a consideration of ecological issues which sometimes surface. Alain Mabanckou chooses to describe Douala, based on a crazy character deliberately inspired by a novel by Mongo Beti. This crazy character appears as a spirit of the place – or “guardian of the land you tread” –, that of the port district of Douala “Bonanjo”, making it possible to give a voice to the port district of the Cameroonian capital. The threaded metaphor of pollution associates the madman considered “waste” and the urban “rubbish” left by those who do not respect these places to finally turn the stigma against the mind of the visitor “polluted” by Western Cartesianism.
Contributor: Alice Desquilbet
Fin de composition (enjeu situé / description création)
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Grand, maigre, le profil plat comme une sole, les sourcils broussailleux, la barbe grise, les yeux rouges à fleur de tête, il tient un livre entre ses mains : L’Histoire du fou. Il paraît qu’il lit souvent de longs passages de ce roman de Mongo Beti devant une assistance fidèle. […]
Il s’avance vers moi, se met à parler, la voix grave. On aurait dit un prophète limogé des pages de l’Ancien Testament :
« Voyageur, je suis le maître de Bonanjo, l’aîné des orphelins, le dernier survivant de la caravane, Le chercheur d’Afrique, l’homme dit fou et qui témoigne de la mauvaise foi des hommes. […] Toi aussi tu es persuadé que je ne suis qu’un fou, un déchet. En vérité, la ville de Douala ne te tendra pas ses bras comme une péripatéticienne qui traîne se guibolles le long des trottoirs de la rue de la Joie, de l’autre côté du quartier de Deido. Tu es à Bonanjo, chez moi. Ce quartier m’appartient de bout en bout. Comment peux-tu te pointer dans cette chefferie sans voir son chef ? Dis donc, « est-ce qu’un grand est un petit ? » De qui te moques-tu ? Oui, je suis le gardien de la terre que tu foules. C’est pour cela que je m’assois, du matin au soir, devant le monument dressé à la mémoire des militaires et marins qui ont donné leur vie pendant la campagne du Cameroun. Approche-toi près de la grande statue de ce soldat, regarde comment les eaux de pluie débordent autour, charriant avec elles les immondices jetées par ceux qui souillent impunément ma chefferie. Rassure-toi, ces eaux de pluie font le bonheur des gamins, et même de certains adultes. Ils les utilisent pour laver les voitures le long de la rue principale d’en face, à côté de mon ami Coca-cola-sans-gaz-mais-avec-des-bulles, ce jeune magicien-marabout-guérisseur, un être capable de transformer n’importe quel serpent en rat, en chat ou en tigre, crois-moi, je sais de quoi je parle et ne viens pas me polluer l’esprit avec tes histoires de Descartes et les autres là qui t’ont éloigné de nos réalités. […] »