Le feu des origines (Emmanuel Dongala)
DONGALA Emmanuel, Le Feu des origines, Paris, Actes Sud, coll « Babel », [1987], 2018.
Début composition (enjeu situé / description création)
Texte en français
On raconte que Mandala Mankunku, enfant aux yeux verts, est né dans une feuille de palmier, on pense même parfois même qu’il n’est pas né du tout. Fidèle à son nom qui signifie « Celui qui défie les puissants et les fait tomber », il est un jeune homme aux multiples talents qui ne cesse de reconsidérer ce qui semble établi. Un jour, des étrangers à la peau blanche arrivent dans le village. Imposant leur domination aux habitants, ils les soumettent par la violence et les exploitent. Ces derniers sont contraints à récolter du caoutchouc, à bâtir le chemin de fer Fleuve-Océan et sont envoyés sur les champs de bataille. Ce roman, aux allures de conte philosophique, en suivant les pas et réflexions de ce héros intriguant, reprend sans la nommer l’histoire coloniale du Congo dans la première moitié du XXe siècle.
Contributrice: Judie Maier
Texte en anglais
It is said that Mandala Mankunku, a child with green eyes, was born in a palm leaf; sometimes it is even thought that he was not born at all. True to his name which means « He who challenges the powerful and brings them down », he is a young man of many talents who never ceases to reconsider what seems established. One day, white-skinned strangers arrive in the village. Imposing their domination on the inhabitants, they subjugate them through violence and exploit them. The latter were forced to harvest rubber, build the Fleuve-Océan railway and were sent to the battlefields. This novel, which resembles a philosophical tale, following the steps and reflections of this intriguing hero, takes up the colonial history of the Congo in the first half of the 20th century without naming it.
Contributor: Judie Maier
Fin de composition (enjeu situé / description création)
*
[L’étranger] aperçoit enfin le grand fleuve, lent, majestueux, sa peau de grand ophidien endormi scintillant d’écailles composées de mille petits soleils. D’énormes crocodiles repus se prélassent sur les bancs de sable, fermant de temps en temps leur gueule béante d’un claquement sec afin d’y piéger les dizaines d’insectes imprudents qui se sont aventurés sur leur langue. Des troupeaux d’hippopotames s’amusent dans l’eau boueuse, se pourchassent avec leurs pattes pataudes, se caressent avec la douceur que peut leur permettre leur puissant mufle, projettent des geysers d’eau par leurs narines. Une horde de potamochères se désaltère plus loin, après s’être gavée dans une plantation de manioc. Des légions d’oiseaux aquatiques nagent, se baignent, s’envolent pour revenir frôler la surface de l’eau avant de s’élever de nouveau dans les airs. L’âme de l’étranger n’est pas retenue par la féerie de la scène qui se déroule devant lui : il saisit son fusil à répétition, charge. Il vise et appuie sur la détente : le bruit, amplifié par les chambres sonores que constituent les zones de la forêt, est si fort qu’il sursaute lui-même, surpris. C’est pour ces animaux le signal d’un cataclysme. Les oiseaux s’envolent en troupes débandées, les crocodiles se précipitent dans l’eau, les hippopotames apeurés se jettent aussi dans le fleuve. Mais l’étranger s’est ressaisi. Il tire sur tout ce qu’il voit bouger, les oiseaux qui s’envolent, les sauriens attardés ; un grand koudou passe devant lui, il le touche à la patte ; l’antilope roule par terre, essaie de se lever en s’appuyant sur sa patte cassée mais, sous la douleur, elle retombe dans son sang qui gicle, poussant des bêlements pitoyables ; l’homme n’a pas le temps de l’achever, il tire déjà sur un jabiru qui, touché, s’abat dans l’eau. Enfin il s’arrête. Il est content, tout lui appartient, il peut faire ce qu’il veut.
Il s’éloigne lentement, nonchalamment, comme un maître visite son domaine ; il quitte le friselis des feuilles de la forêt retombée à nouveau dans son étrange et bruyant silence. Il va vers la plantation de bananiers, traverse les jardins aux fortes senteurs de pipérales, monte le petit coteau qui lui cache la savane… et son cœur manque de s’arrêter : des éléphants ! Non pas un éléphant mais un troupeau d’éléphants, une horde d’éléphants survolée par des pique-bœufs élégants dans leur plumage blanc. Il se frotte les yeux, est-ce un mirage ? Il regarde encore, ils sont toujours là. « Ils sont à moi ! » Eh oui, ils sont à lui, sans conteste, à portée de son fusil. Un sentiment de puissance le saisit. Il arme son fusil, son beau Springfield à répétition. Il vise un beau mâle portant d’immenses défenses : la bête s’écroule dans un barrissement de douleur. Les autres, surpris, ne comprennent pas, ne saisissent pas d’où vient le danger. Maintenant l’homme est déchaîné, il charge, tire, il charge, tire ; il touche une femelle qui s’abat, son éléphanteau tourne autour de son corps, essaie de la relever, il est abattu à son tour et s’effondre dans le sang de sa mère. Les animaux ne comprennent toujours rien, ils tournent en rond, cherchent le vent, cherchent où est l’ennemi traditionnel qu’ils peuvent charger, ils ne le trouvent pas. Le chasseur ne vise même plus, il lui suffit de tirer dans le tas, ses balles atteindront fatalement un animal. Il charge, il tire, il charge, il tire. À force de tourner en rond, les bêtes se lassent de chercher un ennemi invisible, se mettent à fuir du côté opposé au fleuve dans un barrissement infernal, et enfin disparaissent en soulevant une épaisse poussière. L’homme tire encore et toujours, charge, tire, et ne s’arrête que lorsque, la poussière retombée, il s’aperçoit qu’il n’y a plus d’animaux et qu’il tire dans le vide. Il descend alors vers ses victimes ; toutes ne sont d’ailleurs pas mortes, elles saignent, grognent, souffrent, râlent. Il continue à avancer vers la montagne d’éléphants abattus, pataugeant dans le sang, la boue et la bouse. Un sentiment de jouissance lui parcourt la colonne vertébrale. Il y a là trente ou quarante éléphants. Il grimpe sur les corps, caresse au passage les beaux ivoires, arrive au sommet du tas et, se rappelant un de ses héros favoris, se dresse, prend une pose de conquérant prêt à se faire ériger un monument pour l’Histoire : « Du haut de ces corps d’éléphants centenaires, l’Afrique mystérieuse et millénaire me contemple et… » Brusquement il se reprend, se sentant un peu ridicule, car les villageois, attirés par les coups de feu, sont autour de lui. Quarante ou cinquante éléphants, entassés là les uns sur les autres ! Ils ont peine à y croire, eux qui réussissaient à peine à tuer un éléphant tous les mois, ce qui était d’ailleurs suffisant pour leur nourriture. L’homme au visage rouge, aux cheveux raides, aux bras blancs et qui fait peur aux enfants, a vraiment une puissance plus grande encore qu’ils ne croyaient. Mais que faire de toutes ces tonnes de viande ? Pour la première fois, ils sont confrontés à un problème de surproduction.
DONGALA Emmanuel, Le Feu des origines, Paris, Actes Sud, coll « Babel », [1987], 2018, p.91-94.