L'amas ardent (Manaï Yamen)
Début composition (enjeu situé / description création)
Texte en français
Manaï Yamen, L’amas Ardent, Tunis, Elyzad, 2017.
Dans ce roman, Yamen Manaï propose une inversion du rapport humain/non-humain. En effet, le personnage principal, Don, vit en ermite dans la montagne tunisienne avec comme principales compagnonnes de route ses abeilles, « ses filles ». Son lien à ce qui l’entoure et au terrain de jeu des abeilles est central dans sa vie comme dans celle des habitants de Nawa. L’arrivée de frelons asiatiques, prédateurs des abeilles dans la montagne, ébranle son quotidien paisible. Ce bouleversement du cours normal de l’écosystème est corollaire à un bouleversement politique : le village de Nawa où il réside est investi par le Parti de Dieu dans une sorte d’assombrissement général de l’œuvre. L’auteur rend ainsi compte de l’intrication politique et écologique dans un plaidoyer contre l’anthropocentrisme dans un lieu fictif mais dont les échos à la situation contemporaine de la Tunisie après les « Printemps arabes » ne sont pas sans évidence. Le roman se transforme alors en quête : quête d’un remède à l’invasion des frelons, quête de l’humanité de chacun face aux abeilles qui révèlent la non-humanité des autres et qui garantissent celle de Don, quête de stabilité écologique comme politique, mais surtout, quête d’une nouvelle lumière comme synonyme de vie.
Texte en anglais
Yamen Manaï, The Ardent Swarm, translated in English by Lara Vergnaud, Seattle: Amazon Crossing, 2021.
In this novel, Yamen Manaï offers an inversion of the human/non-human relationship. The main character, Don, lives as a hermit in the Tunisian mountains with his bees, “his daughters”, as his main traveling companions. His connection to his surroundings and to the bees’ playground is central to his life as well as that of the inhabitants of Nawa. The arrival of Asian hornets, predators of bees in the mountains, shakes up his peaceful daily life. This disruption of the normal course of the ecosystem is a corollary to a political upheaval: the village of Nawa where he resides is taken over by the Party of God in a sort of general darkening of the work. The author thus accounts for the political and ecological entanglement in a plea against anthropocentrism in a fictitious place but whose echoes to the contemporary situation in Tunisia after the “Arab Spring” are not without evidence. The novel then turns into a quest: quest for a cure for the invasion of hornets, quest for each person’s humanity in the face of bees who reveal the non-humanity of others and who guarantee that of Don, quest for ecological stability as political, but above all, quest for a new light as a synonym for life.
Fin de composition (enjeu situé / description création)
*
Cette nuit-là, le Don ne ferma pas l’œil. Avant de s’installer sous le porche de sa maison, qui lui offrait une vue imprenable sur toute la colline, il était passé par ses ruches, soulevant leurs toits un par un et, à la faveur d’un petit croissant de lune, observant dans leur sommeil ses nombreuses occupantes. Il visita en dernier la ruche dévastée et, alors qu’il se dirigeait vers elle, son cœur s’enfonçait dans sa poitrine. Ce matin même, au pied de cette caisse en bois, gisaient les corps de trente mille de ses abeilles. Déchiquetés pour la majorité d’entre elles. Trente mille abeilles. Ouvrières. Butineuses. Gardiennes. Le cœur de la ruche n’avait pas été épargné. Ce mal n’avait pas de limites et il s’était faufilé jusqu’aux quartiers sacrés. Les cellules étaient profanées, les opercules déchirés et les larves arrachées à la chaleur de leurs cocons… Le miel ? Plus une goutte, disparu, comme bu à la paille ! Et au beau milieu du saccage, la reine… Mortellement blessée, les pattes adressant au ciel comme une dernière prière. Une colonie complète anéantie et pillée en l’espace de deux heures. Un massacre.
Il s’enveloppa dans une couverture, se cala sur sa chaise longue. On était fin mars et même si le printemps était entré à Nawa de plain-pied, il faisait toujours un peu froid le soir. Le temps n’était pas encore aux cigales et, hormis les chants des chacals dorés qui s’élevaient au loin, rien ne venait perturber le silence. Il contempla les lumières du crépuscule. La nuit fondait sur l’horizon qui se perdait dans le ciel et pour peu qu’on levât les yeux, on voyait les cimes des pins tutoyer les étoiles. Les ruches se devinaient dans la pénombre, quiètes comme des citadelles éteintes, et leur condition placide du moment contrastaient avec leur état enfiévré du jour. Les colonies foisonnaient d’abeilles qui se languissaient du soleil. L’aube viendra, réfléchit le Don, mais qui viendra avec l’aube ? L’ode à la vie en sera-t-elle l’unique chant ou aura-t-elle, comme hier, un tintement funèbre ? Quel mal étrange avait foudroyé la ruche, coupant en deux des milliers de ses filles ?
Ses filles. C’est ainsi qu’il appelait les abeilles. Tout Nawa le savait et connaissait l’amour qu’il leur vouait. A l’heure des récoltes, les villageois pouvaient mesurer cette passion et s’en délecter, après avoir pointé chez le Don au chant du coq pour chercher leurs pots de miel. L’environnement était idéal et un tel nectar était la juste récompense de cette harmonie entre l’homme et la nature. Dans leur terre, les paysans ne répandaient que de la bouse de vache et sarclaient à la main les mauvaises herbes. Il n’y avait dans le village aucun druide et on ne savait diluer que du sucre dans le thé. Loin de l’agriculture massive, de ces champs uniformes et de ces pesticides mortels, les abeilles butinaient toutes sortes de pollen, s’aventurant même dans les bois auprès de la montagne.
Manaï Yamen, L’amas Ardent, Tunis, Elyzad, 2017, p. 22-24.
Début composition (enjeu situé / description création)
Texte en français
Contributrice: Maloé Guillaumet
Texte en anglais
Contributor: Maloé Guillaumet
Fin de composition (enjeu situé / description création)