"La sphère de Planck" (Lionel Manga)

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[…] Cette crémaillère XXL va infailliblement marquer l’esprit des convives qui y prennent grand plaisir ce soir. Au sortir de ce fastueux festin balnéaire, époustouflées, des pipelettes, aussi chevronnées que douées pour l’affabulation, vont se répandre fissa à 360°, distillant des témoignages fleuris dans l’univers à densité variable des commérages mondains. Lesquels susciteront à leur tour une avalanche de commentaires, allant du tendancieux à l’envieux, en passant pas le graveleux d’usage. Réaction en chaîne classique dans l’espace-temps de la vacuité locale. Après avoir fait de l’intérieur le tout complet, pièce par pièce, sous la conduite de l’hôtesse commise à la découverte, puis ensuite exploré le vaste jardin taillé au cordeau, il va d’emblée de soi que La Closerie fera copieusement parler d’elle dans la lice des rivalités et au-delà. Le réputé sobre et si discret conseiller du Prez a mis la barre du raffinement très haut et des dents vont grincer comme les vieilles charnières rouillées d’une massive porte en bois dans un film d’épouvante. C’est aussi couru d’avance que l’indéfectible apparition du soleil, chaque matin à l’horizon.

            Après celle du pipeline Tchad-Cameroun et de ses fumeuses promesses mirifiques, ses salaces anecdotes relatives aux performances sexuelles des ouvriers colombiens du chantier, croqueurs de piments rouges fauteurs de triques indémontables, marathoniennes, dont les sapak ameutées par les opportunités et accourues de tout le pays se souviennent sans pudibonderie aucune, Kribi bruit de la rumeur d’une nouvelle saga : un port en eau profonde devrait voir le jour au rocher du Loup, classé projet structurant à l’agenda des Grandes Réalisations du septennat de trop. La pose de la première pierre par le Prez est dans l’air déjà et les autochtones baignent dans une euphorie mitigée. La partie émergée du rapprochement visible entre Pékin et Yaoundé porte les observateurs à se figurer que ce chantier colossal va probablement échoir aux pugnaces Chinois et échapper aux entreprises françaises de BTP, de plus en plus mal placées dans les marchés publics vert-rouge-jaune. Le Cameroun n’étant la chasse gardée de personne, dixit Popaul à Pékin lors d’une visite d’État, l’érosion inexorable de ses juteuses positions historiques dans son pré carré donne le bourdon à la Françafrique. Un décret présidentiel vient de porter le Sherpa à la tête du comité de pilotage de ce projet.

            Feignant la sérénité, le rondouillard et chauve maire de Kribi parade parmi les invités comme si tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Avec le dossier des indemnisations afférentes aux expropriations foncières opérées par l’État pour cause d’utilité publique, il a pourtant du lait sur le feu dans sa circonscription et quelques soucis XXL à se faire. Les indices probants d’une méga-magouille alimentent la presse à gages, dont les unes assassines lui décochent des flèches enflammées depuis quelque temps. Il se dit que plusieurs pontes du sérail se sont opportunément fait établir des titres fonciers sur plusieurs centaines d’hectares de cambrousse acquis pour une bouchée de pain dans le périmètre autour du site, peu avant son annexion. Avec évidemment dans le viseur des plus-values financières faramineuses, jusqu’à 500% selon la rumeur. De quoi entretenir sans souci la frime en famille, impressionner le village et les manants, de quoi arroser les vassaux, les flatter et dorer la pilule à une maîtresse, ou ajouter une autre femme à leur harem officiel pour les collectionneurs estampillés polygames. Un taulard en puissance se pavane.

            Cette manigance est la moindre des crapuleries en « terre chérie », où les profiteurs aux aguets ne laissent jamais passer une occasion de se remplir les poches sans effort. En tous points semblables, sous ce prisme, aux écailleux sauriens tapis dans l’eau saumâtre de cette grosse rivière que la migration saisonnière d’une horde de gnous va devoir traverser. Les « scienceurs » ès vilénie ne se tournent pas les pouces, et leurs méninges lubrifiées au lucre font des heures supplémentaires sur cette basse fréquence interlope, en veille prédatrice. La perspective de développement urbain explosif induite par le port attise une kyrielle d’appétits. Et la bourgade balnéaire assoupie se rêve certainement en mieux que Douala au XXIe siècle, dans un monde définitivement globalisé par la logique du capitalisme postindustriel. Une ville côtière neuve, blottie au creux du golfe de Guinée, source tout à la fois de 15% de l’approvisionnement pétrolier des USA et des cyclones qui sèment, à partir de juin, la désolation au-delà du tropique du Capricorne.

            Entre le souvenir très net de mon premier plongeon à Londji lors d’un week-end ourlé par les flonflons de l’indépendance torpillée, et cette nuit de pleine lune à La Closerie, il ne s’est pas passé grand-chose à Kribi depuis plus d’un demi-siècle. Fortune faite avec l’exportation du cacao et une pléiade d’autres activités touchant autant au big business qu’à la vie quotidienne, ramifiées et intriquées, du transport interurbain à la boulangerie en passant pas l’exploitation forestière, la tentaculaire dynastie grecque des Kritikos a regagné son giron héllène en laissant derrière elle des entrepôts aujourd’hui délabrés. Ahmadou Ahidjo avait fait construire, sur un promontoire battu en permanence par le ressac, une résidence officielle de villégiature qu’il affectionnait et dans laquelle son successeur n’aura séjourné qu’une seule fois. Le lustre colonial n’est même plus à Kribi qu’un vague souvenir lorsque le Renouveau entre en scène en 1982. Les happy few avaient, aux mêmes fins de relâche, érigé entretemps, en bord de mer, des villas dépourvues d’âme. Avec les nombreux établissements hôteliers surgis du sable, elles constituent une armada de béton scabreuse dans le paysage.

            C’est à qui sera propriétaire d’une parcelle de terrain sur cette bande de la façade atlantique.

Lionel Manga, La Sphère de Planck, éditions Rot-Bo-Krik, Sète, 2022,p. 240-243.