La chaumière des Bugari (Coumba Diouf)
Un Ancien raconte la façon dont les colons ont imposé la monoculture d’arachide dans la région du Sine Saloum.
Le groupe était à mi-chemin du parcours vers les champs. Des fils de fer couraient le long des étendues, les divisant en partitions sans raison apparente.
« Regardez, fit le vieux paysan, quand j’avais votre âge, tout ça, c’était pas pareil. Vous vous demandez à quoi ça sert tous ces fils, hein ? Et sans attendre de réponse, il expliqua :
– Ces terres appartenaient à mon arrière grand oncle, mon parrain, Wally Faye. Faye-le-Planteur, qu’on l’appelait ! Un homme de la terre, lui, un vrai. Sur toute cette partie sur la gauche, vous voyez, il cultivait du mil. C’était tout du mil et du sorgho. Quant à cette partie, là-bas, de l’autre côté, eh bien, elle était en repos pour l’année. Ce qui fait que l’année d’après, elle nous donnait de belles patates bien douces…
– du potager, vous faisiez du potager ! s’exclama Kevin ?
– Eh oui, mon enfant, fit le vieillard, du maraîcher ! Les années que le seigneur nous accordait la grâce d’une bonne pluie, il en sortait des merveilles de cette terre, des merveilles de récoltes ! Des patates de la taille du crâne, des haricots…
– Des haricots ?
– Eh oui, des haricots doux comme le miel, des tomates tendres comme un téton de fille ! C’était le temps qu’on mangeait encore à sa faim, qu’on semait des gosses valides, que les femmes tombaient pas malades au moindre orage. C’était le temps qu’on arrivait aux champs au pas de course, tant on pressait d’embrasser nos terres… C’était le temps que j’ai rencontré ta pauvre mère…
Gor et Kevin se tenaient silencieux pendant que le vieillard allait et venait dans le sentier, gesticulait, débitait son récit le nez à l’horizon. Il revoyait les belles récoltes d’antan, la fête des moissons au village où les femmes toutes parées rentraient par le grand chemin, les paniers chargés de légumes. À travers la poussière des champs, les foulards colorés s’étaient mis à défiler devant ses yeux las, les rires joyeux, comme un sifflement lointain, bruissaient dans sa tête et pendant un instant, ce fut comme une lueur de bonheur qui lui illumina le visage.
– Comment ça a changé tout ça, Père ? demanda Gor, intéressé.
– Comment ? Eh bien un jour il est arrivé de gros camions par la grand route, avec plein de blancs, des papiers et des idées… Et ils ont tout acheté.
– Tout ?
– Tout, mes enfants, tout, tout par chez nous. De Fatick à Tamba, de Foundiougne à Diourbel. Ils ont tout acheté, tout… Puis, comme ça, ils ont décidé de faire de la compagnie…
– Eh oui. De la compagnie d’arachide !
Le vieux se tut un instant, ému par l’évocation de ce souvenir puis continua, soudain pris de fou rire.
– Remarquez, l’arachide, moi, j’ai rien contre, au contraire ! Seulement, ces messieurs les couillons se sont mis en tête de ne faire que ça ! Des champs et des champs d’arachide ! De l’arachide à Fayène, de l’arachide à Sarène. De l’arachide même jusqu’à Linguère ? A-t-on vu plus couillon que de demander à un peul de faire de l’arachide ? Bon sang, un peul, c’est fait pour les moutons, ça n’y connaît rien à la terre, un peul !
Le vieillard ne s’arrêta plus de rire, se tint les côtes, tapa le sol du pied emplissant l’air de son vieux rire mal huilé qui dégénéra en une brutale quinte de toux. Gor lui tendit sa gourde d’eau.
– Tenez, ils étaient assis là, continua-t-il entre deux gorgées. Là juste ici, je m’en rappelle comme si c’était hier, mes enfants, de grands messieurs en costume de ville, avec de grands papiers, de grandes règles qui comptaient faire de grandes récoltes à coups de crayon.
– Et vous, Père, interrompit Gor, que faisiez-vous pendant tout ça ?
– Oh, j’étais tout petit à l’époque. Pas plus grand que ça ! fit-il en posant sa main sur sa taille. Je passais par là avec ma brouette et de les ai entendus. Leur idée c’était qu’en multipliant les terres par des tête de paysans, ils allaient faire des tonnes d’arachide qu’ils chargeraient dans des bateaux pour aller vendre dans je ne sais quel pays, là-bas derrière la mer !
Coumba Diouf, La chaumière des Bugari. Paris, L’Harmattan, 2000, p. 63-65.
Contributrice: Marie Noussi