Héliosphéra, fille des abysses (Wilfried N'Sondé)
Début composition (enjeu situé / description création)
Texte en français
Au printemps 2021, à l’heure où nous connaissons un énième confinement, Wilfried N’sondé s’embarque à bord de la goélette Tara au large du Chili. De cette expérience jaillit un roman à la facture inédite, dans lequel le narrateur se fait véritable interprète de ce monde sans paroles qu’est l’océan. Trois récits s’entrecroisent d’abord, puis se superposent : la romance d’Héliosphéra, microalgue, et Xanthelle, animal microscopique ; les aventures scientifiques d’Ollanta, jeune chercheuse franco-chilienne membre de la goélette ; le périple d’un bout de plastique parmi les eaux du monde entier.
L’imagination informée de Wilfried N’ sondé donne naissance à une représentation originale des enjeux actuels relatifs au climat et aux effets néfastes des micro-plastiques. Zoopoétique et écopoétique fusionnent pour ouvrir la voie à une poésie sensible et engagée, pour donner voix aux composants muets de notre univers.
Contributrice: Sidonie Pinero
Texte en anglais
In spring 2021, at a time when we are experiencing yet another confinement, Wilfried N’sondé embarks aboard the schooner Tara off the coast of Chile. From this experience springs a novel unprecedented style, in which the narrator becomes a true interpreter of this wordless world that is the ocean. Three stories first intertwine, then overlap: the romance of Heliosphéra, microalgae, and Xanthelle, microscopic animal; the scientific adventures of Ollanta, a young Franco-Chilean researcher and member of the schooner; the journey of a piece of plastic through the waters of the whole world.
The informed imagination of Wilfried N’ sondé gives birth to an original representation of current issues relating to the climate and the harmful effects of micro-plastics. Zoopoetics and ecopoetics merge to open the way to a sensitive and engaged poetry, to give voice to the silent components of our universe.
Contributor: Sidonie Pinero
Fin de composition (enjeu situé / description création)
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La canicule s’était installée au début de l’automne dans l’hémisphère Sud, elle sévissait avec une
alarmante intensité aux abords du canyon sous-marin de Nugurue au large du port de Talcahuano sur la côte sud du Chili. Un inquiétant calme plat régnait sur l’immensité bleue qui prenait la forme d’une mer d’huile à perte de vue, au-dessus de laquelle planaient inlassablement des pélicans bruns en quête de nourriture et, çà et là, des goélands impassibles se posaient sur l’eau. Seuls de rares bancs de globicéphales noirs cassaient la monotonie ambiante lorsque, de leur nage fluide, ils fendaient la peau liquide de l’océan. Le soleil impitoyable écrasait aussi les cimes de la cordillère des Andes, embrasait les vallées, provoquait parfois des incendies sur les flancs des montagnes, et enveloppait le sable des plages et les villes côtières d’un halo ardent qui brouillait la vue. Plus au nord, près de la frontière bolivienne, le désert d’Atacama prenait des allures étranges d’étendues lunaires, images de fin du monde, terres inhospitalières à tout ce qui poussait, volait ou rampait. La faune y vivait un enfer où même les scorpions et les serpents, pourtant habitués à l’extrême aridité, s’épuisaient et, à bout de forces, hésitaient à s’aventurer hors de leurs refuges souterrains. Les températures exceptionnellement hautes atteignaient des records et la surface du Pacifique continuait à chauffer tandis que, à plusieurs centaines de mètres de profondeur, les eaux sombres demeuraient glacées. L’énorme écart de température empêchait des échanges fluides entre les différentes couches de la colonne d’eau et plongeait le vaste océan en une paralysie morbide. L’absence de dynamisme portait préjudice à l’accomplissement des cycles du vivant, à sa mobilité et à ses impulsions.
Tout s’était interrompu, de la surface jusqu’aux solitudes abyssales plongées dans le noir complet.
L’apathie assénait un coup d’arrêt à la magie des profondeurs, là-bas où tentaient de survivre les
populations sous-marines. Partout manquait cruellement l’animation nécessaire au déclenchement du déroutant mélange de routines et de surprises qui perpétuait l’extraordinaire chaos de la création, l’excentricité du vivant. L’indispensable ardeur, le coeur battant de la vitalité essentielle aux méduses, aux bactéries, au bouillon de plancton orné de couleurs extravagantes et doté d’une formidable diversité de formes, souvent délicates, parfois insolites. Accablées, la plupart des merveilles de la mer peinaient. Au supplice, les peuples aquatiques de cette partie du Pacifique souriraient, des espèces les plus imposantes comme les dauphins, les otaries ou les baleines, aux infiniment petites, jusqu’aux unicellulaires les plus rudimentaires : dinoflagellés, coccolithophores, diatomées et radiolaires, tous peinaient à se développer. Ces derniers témoins des premiers balbutiements de la vie sur la planète Terre, encore massivement présents parmi l’extraordinaire fourmillement d’organismes invisibles à l’oeil humain, avaient pourtant, par le passé, bravé d’innombrables cataclysmes, des tremblements de terre, des éruptions volcaniques de très grande envergure et bien d’autres catastrophes. Aujourd’hui, ils éprouvaient d’énormes difficultés à s’alimenter et à se reproduire. Pire encore, au coeur des ténèbres, sur près de trois cents mètres d’épaisseur, se formaient de véritables no life’s land appelés « zones de minimum d’oxygène ». De préoccupantes poches de plusieurs dizaines de kilomètres extrêmement pauvres en ce gaz synonyme de vie, où seules résistaient péniblement quelques bactéries. Autant de pièges mortels pour des individus souvent incapables de nager, qui y échouaient au hasard de leurs déplacements aléatoires. La stagnation faisait planer le spectre de l’extinction massive sur des millions d’êtres des origines tributaires des turbulences du brassage salutaire des flots.
Wilfried N’ sondé, Héliosphéra, fille des abysses : d’amour et de plancton, Actes Sud Nature, coll. Mondes sauvages, 2022, p. 15-17.