Casablanca circus (Yasmine Chami)

Chérif, un jeune architecte idéaliste, est engagé par Nessim, un promoteur immobilier arriviste qui tient néanmoins à sauver les apparences et à soigner son image. La femme de Chérif, historienne, s’intéresse au quartier visé par le projet de délogement/relogement de Nessim. Elle ne tarde pas à découvrir la face hideuse de la spéculation immobilière et les drames de ceux qui en font les frais.

Tous ses projets [Nessim, un promoteur immobilier] depuis vingt ans concernent le développement des logements sociaux ou bien ceux qu’on appelle économiques ; les promoteurs privés y sont soutenus par l’Etat dans le but de rendre possible le programme Villes sans bidonvilles ; un architecte passionné lui permettrait de briller autrement que par l’argent, de devenir une sorte de promoteur social d’avant-garde, politiquement correct, en intégrant dans ses projets une dimension écologique mais pas seulement, toute la question de la création, au-delà des habitats salubres et intégrés dans les villes, de lieux de vie communs dans ces nouveaux quartiers, squares, espaces verts, crèches, cafés communautaires, aménagements pour le sport… Un habitat populaire de qualité, c’est ce que Chérif a immédiatement suggéré à Nessim, et cette vision lui a tellement plu qu’il lui a proposé de concevoir son prochain lotissement et d’en gérer le chantier.

Il s’agit de reloger décemment les habitants du bidonville d’El Bahriyine, situé au nord du phare de Casablanca, pas loin des immeubles Ecochard, des cimetières chrétiens et juifs, la partie de la côte restée sauvage, au-delà de la brochette de restaurants de luxe surplombant l’océan, où se presse une clientèle rêvant d’une vie à la mode de Miami ou Los Angeles, dans un ballet rutilant de Range Rover et de Maserati. « Le nouveau cirque casablancais, soupire Fouad, excédé, avec ses animaux pas si sauvages, chacals et hyènes de tous poils et qui se prennent pour des tigres… « Le bestiaire de ton grand-père…

Avec Pierre et Carla hier, dans un restaurant qui surplombe l’océan, devant nous la roche découpée sous la lune, l’écume mousseuse des vagues argentées comme une dentelle éphémère sur la pierre délavée, le ciel à perte de vue confondu avec la masse mouvante de l’Atlantique, j’ai vu pour la première fois de l’autre côté de la falaise les habitants de karyane d’El Bahriyine- Chérif a traduit pour Pierre « le bidonville de ceux de l’océan », et moi plus poétique, « le bidonville du peuple de la mer ».

Ils étaient debout ou assis sur des chaises en plastique sans doute, face à la beauté offerte des vagues hautes, le scintillement des étoiles allumant la houle grise, mêlées aux jeunes amoureux venus de l’ancienne médina, aux mères de famille du bidonville d’El Hank conçu par les Français à la fin des années 1940 pour toutes les familles juives de la médina. Mais elles avaient préféré alors s’installer autour de la place Verdun, non loin du cimetière, et ce sont des militaires qui ont investi les lieux, puis des ouvriers… La vie de l’ancienne médina était liée à la proximité ouverte de l’océan avant que les aménagements d’une marina commerciale n’imposent sa présence inerte de béton, immense sarcophage dédié au dieu argent, entre la plage et la ville. 

Yasmine Chami, Casablanca Circus, Actes sud, 2023. Roman, (p. 70-71)

Contributrice: Touriya Fili-Tullon