Bain de lune (Yannick Lahens)

Haïti
  • français

Texte en français

Yannick Lahens, Bain de Lune, Sabine Wespieser Éditeur, Paris, 2014.

Le roman commence avec une femme retrouvée par un pêcheur, qui ouvre les yeux sur une plage après un orage de trois jours. L’histoire relate les destins de deux familles sur trois générations : les Lafleur et les Mésidor. Ces deux familles incarnent une contradiction marquante : les Mésidor, riches et puissants, s’opposent aux Lafleur, de simples paysans pauvres.

Contributrice: Burcu Temel

Texte en anglais

Yannick Lahens, Bain de Lune, Sabine Wespieser Éditeur, Paris, 2014.

The novel begins with a woman found by a fisherman, who opens her eyes on a beach after a three-day storm. The story relates the destinies of two families over three generations: the Lafleurs and the Mésidors. These two families embody a striking contradiction: the Mésidors, rich and powerful, oppose the Lafleurs, simple poor peasants.

Contributor: Burcu Temel

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Quand il fut assez grand, Abner voulut lui aussi nous attirer vers un monde qui n’existait pas. Un monde que lui avaient fait miroiter de nouveaux vendeurs de miracles. Un monde dont il commençait à esquisser les contours dans sa tête. Abner n’a que le mot « développement » à la bouche. Développement par-ci. Développement par-là. « Si vous coupez les arbres, pas de développement. Si vous plantez dans les terres de café des haricots, la terre va s’en aller et pas de développement. Si vous déféquez dans les rivières, pas de développement. » Nous avons planté les haricots sur les terres de café tout là-haut, coupé les arbres et déféqué dans les eaux. Il a cru que l’arrivée du prophète, chef du parti des Démunis au pouvoir, changerait tout et nous avec ce tout-là. La colère d’Abner fut à la hauteur de sa déception. Mais un jour, il cessa de regarder le monde avec amertume. Nous ne savions pas où il avait puisé ce courage, mais il l’avait trouvé. Il creusa un puits, essaya des semences et organisa une coopérative. Toute une agitation à laquelle Éliphette son frère ne croyait pas. Éliphette ne croyait pas à grand-chose. Avec Abner, il y a eu des explications, encore. Des explications, toujours des explications, pour nous décrire ce monde enfin développé, extravagant de bonheur.

Jean-Paul, un descendant des Mésidor, et François, un neveu de Mme Frétillon, étaient arrivés à la tête d’une équipe qui devait entamer un ambitieux programme d’irrigation des terres et de mise sur pied de la coopérative. Ils étaient arrivés avec les mêmes sandales des hommes et des femmes du parti des Démunis, et le même chapeau de paille. Jean-Paul marchait nu-pieds quelquefois, rien que pour offrir à ses plantes douillettes et lisses une chance d’être blessées. François a posé des questions sur ce que nous mangions, comment nous organisions nos familles, quelles étaient nos méthodes de culture. L’autre n’arrêtait pas d’arpenter les cinq villages alentour en vue d’organiser la coopérative. Ou bien il faisait le tour des plaines et des collines pour comprendre d’où pouvait venir l’eau et s’il était encore possible d’en trouver pas trop en profondeur. Il y eut des réunions, des rassemblements dans la zone et certaines fois à Port-au-Prince.

Yannick Lahens, Bain de Lune, Sabine Wespieser Éditeur, Paris, 2014, p. 239-240.