roman

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Celles qui attendent (Fatou Diome)

En compagnie d’un camarade du village, Lamine était allé proposer ses bras musclés au port de Dakar. Dockers, ils ne s’y voyaient pas durablement, mais, parfois, pour un billet à palper dans leur poche, pour un repas chaud ou un ticket de transport, ils l’acceptaient. Alors, galériens des temps modernes, ils vidaient les cales d’immenses bateaux, ignorant le contenu des sacs et des cartons qu’ils portaient. Ils rentraient dans leur minuscule chambre en banlieue, fourbus mais heureux d’être plus nantis que la veille. Et parce que leurs maigres sous les consolaient, ils oubliaient les courbatures et retournaient au port, le coeur vaillant. Aram avait reçu, quelques fois, un sac de riz. Lamine luttait et pensait aux siens, son copain agissait pareillement. Ils avaient poussé dans le même terreau et partageaient les mêmes valeurs. Leur réduit en banlieue, la cale des bateaux, leurs matins sans petit-déjeuner, c’étaient autant d’arpents du chemin initiatique qu’ils parcouraient ensemble. La vache enragée qu’ils partageaient, ils l’assaisonnaient de leurs rêves et se soutenaient mutuellement. Le regard de l’un était le miroir réfléchissant de où l’autre ajustait son image d’homme. Cette amitié-là, Lamine en avait fait sa béquille. Puis vint ce jour, ce maudit jour: ils déchargeaient des sacs pesants quand, soudain, son copain s’écroula, bave aux lèvres, les yeux révulsés. On l’aspergea d’eau, lui fit un massage cardiaque, en vain. Lorsque les pompiers arrivèrent, ils ne purent que constater le décès. De l’ammoniaque; à vingt-cinq ans il était mort asphyxié par de l’ammoniaque. Ceux qui les avaient engagés pour décharger cette dangereuse cargaison n’avaient prévu ni gants ni masques: les précautions coûtaient trop cher, plus cher que leur vie de gueux. Accident? Oui, on avait osé dire que c’était un accident! Il n’y eu pas de poursuites, aucune indemnité ne fut versée aux parents du sacrifié. Ils ne savaient même pas qu’ils étaient en droit de porter plainte. Démolis, mais résignés, ils avaient enterré leur fils, se soumettant en bons musulmans à la volonté de Dieu. La volonté divine, un cale de bateau où l’on peut mettre n’importe quoi! Lamine protesta vivement, ce fut peine perdue. Personne ne dérangea le sommeil des responsables du désastre. Depuis, Lamine ruminait sa révolte: ce n’est un secret pour personne, la loi est rarement appliquée pour les analphabètes. L’ignorance est le premier obstacle à la démocratie.

Fatou Diome, Celles qui attendent, Flammarion, 2010, p. 66-67.

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